Le Quotidien d'Oran le 08 octobre 2009 J'ai une passion. Je suis fou des nombres qui émanent de temps à autre de la bouche de nos ministres. J'avoue sans rougir que je passe le plus clair de mon temps à examiner minutieusement tous les journaux qui me tombent entre les mains, y cherchant avec une agitation enfiévrée des données chiffrées qui auraient été communiquées par un de ces nobles fonctionnaires de l'Etat. Une loupe de fort grossissement que vient de me procurer un ami me permet de passer au peigne fin tous les articles. Je travaille avec une rigueur et un amour sans faille. Jamais je n'ai été tenté de laisser tomber. Quand je termine mes investigations, je range le précieux appareil dans une boîte que je cache soigneusement, afin qu'il ne tombe pas entre les mains dangereuses de ma petite sœur. L'écervelée casse tout ce qu'elle touche. Ici, je voudrais ajouter un mot : que serais-je devenu sans l'aide inestimable que m'apporte cet objet miraculeux inventé par les mécréants Occidentaux ? Les yeux épuisés par l'attention, ma passion des chiffres gouvernementaux se serait certainement éteinte avec le temps. J'aurais mené une vie quelconque et décolorée. C'est donc grâce à ces étrangers que je suis heureux. Mais ils me font de la peine. C'est qu'un voisin qui enseigne à l'université m'a expliqué longuement qu'ils sont voués à l'enfer. Quand, dans la foule des mots, je déniche une statistique qui provient d'un membre du gouvernement, je découpe avec soin la phrase qui la contient. Ensuite, je colle celle-ci sur les feuilles du cahier que j'ai destiné au ministre concerné. Il m'arrive souvent aussi d'y coller des photos où figure ce dernier. J'obtiens ainsi un beau tableau où s'imbriquent harmonieusement des images et des nombres émanant du Pouvoir. C'est très joli ! Parmi ces cahiers, ma mère adore celui que j'ai réservé à Son Excellence, le ministre de la Solidarité nationale, de la Famille et de la Communauté nationale à l'étranger. Souvent, je la surprends en train de le contempler, les yeux illuminés et ravis. Ses images la fascinent. « Cet homme doit être une âme très charitable. Sinon, jamais il n'aurait serré dans ces bras ces misérables et ces handicapés. Mais pourquoi as-tu mis toutes ces images de couffins, de boîtes de conserve et de bus autour de lui, me demanda-t-elle un jour ? ». Alors, en lui traduisant les chiffres, je lui ai expliqué que c'était un citoyen qui s'occupe des nécessiteux qui grouillent dans la patrie. « Il a pour mission d'envoyer des denrées alimentaires, des bus, de l'argent, des tentes, des trousseaux scolaires, de l'argent, des fauteuils roulants, des dentiers, des bras et des jambes artificiels, des perruques, des linceuls, et beaucoup d'autres choses, aux millions de citoyens que le destin a durement frappés. Sans répit, il lutte contre la faute commise par celui que Dieu a transformé en corbeau. Tu te rappelles, ma, que Notre Seigneur a envoyé jadis, vers les humains, un homme avec deux sacs dans les mains : un contenant des poux qu'il devait répandre sur les mécréants, et l'autre bourré d'or à déverser sur les Arabes. Malheureusement, cet étourdi fit l'inverse. Dieu se mit en colère et le métamorphosa en oiseau. ». « Je m'en souviens très bien mon fils. Ta maman a encore une bonne mémoire. Mais, dis-moi mon petit, enseignes-tu cette histoire édifiante à tes élèves ? ». « Evidemment, ma. Que crois-tu que je fais à l'école depuis bientôt vingt ans ? ». Mais moi, j'avoue que j'affectionne plutôt le cahier du ministre de l'Education nationale, et celui du ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique. C'est peut-être parce que je suis un enseignant. Des chiffres fascinants remplissent le premier. À vous donner le vertige ! Jugez-en : « Plus de 8 000 000 d'élèves attendus pour cette rentrée scolaire 2009-2010. ». « Ils seront encadrés par 370.259 enseignants pour les trois cycles d'enseignement. ». « 17.995 écoles primaires, 4.853 collèges et 1.825 lycées accueilleront ces élèves. ». Comment se maîtriser devant tant de splendides statistiques ? On a envie de crier de plaisir ! Il faut voir la jubilation que provoque ce cahier chez les camarades de classe de ma petite sœur ! Elles adorent particulièrement les belles images de tablier que j'ai collées dedans. Il y en a de toutes les couleurs ! Mais aussi des photos d'élèves joliment habillés de blouses roses, blanches et bleues, marchant vers l'école, courbés par le poids du savoir qu'ils portent sur le dos sous la forme d'un volumineux cartable. Je les laisse jouir du spectacle pendant des heures, sans jamais m'éloigner, aux aguets. Car si jamais il arrivait quelque chose à mon cahier, le coup me serait fatal. Mais comment résister à la tentation de partager avec les autres le plaisir de posséder une telle merveille. Bien sûr, ce sont des enfants, mais je n'apprécie pas la fréquentation des adultes. Aigris jusqu'aux bouts des ongles, ils n'arrêtent pas de dénigrer nos gouvernants ! À longueur de journée ! Comme cet ancien facteur complètement idiot qui a éclaté de rire quand je lui ai montré ce cahier. « Ce ne sont pas des écoles que nous avons, se moqua-t-il, mais des camps d'abêtissement, gros bêta ! Les statistiques, on peut s'en servir comme d'un vêtement. Pour cacher des laideurs. Le fait d'avoir des milliers d'écoles ne nous a pas empêchés d'être les derniers de la classe ! Mais regarde donc autour de toi ! Où vois-tu de la science ? Les signes de la stupidité foisonnent partout ! Même les salles de classe ne sont pas épargnées ! Et on a cru qu'en vous mettant entre les mains de nouveaux livres scolaires, on allait pouvoir un jour marcher sur la lune ! Quelle bêtise ! » . Vous comprenez maintenant pourquoi je préfère la compagnie des camarades de classes de ma petite sœur. Evidemment, je ne lui ai pas montré le cahier du ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, à ce raisonneur. Les chiffres annoncés cette année auraient rendu sa langue plus venimeuse encore ! « 45 universités et campus. ». « 1.164.137 étudiants parmi lesquels 134.981 nouveaux bacheliers. » «35.000 enseignants, dont près de 7.000 de rang magistral. ». « 1.200.000 places pédagogiques et près de 510.000 lits d'hébergement. ». En plus, cette année, il y a du nouveau. La mixité va être éliminée de toutes les cités universitaires. Mais pourquoi ont-ils attendu si longtemps ? Voici enfin une décision historique ! Le voisin qui enseigne à l'université m'a souvent entretenu de la débauche qui sévit dans ces lieux. Il m'a raconté sur le sujet des faits tellement malpropres qu'il m'a fallu me laver pendant des heures pour pouvoir continuer à vivre. Mais il est content maintenant. « Cependant, m'a-t-il dit, il faut qu'ils aillent plus loin. Car le mal est profond. La séparation doit commencer à l'école primaire. ». Il a raison. La tache est excessivement difficile. Ils sont plus d'un million d'étudiants qui vivent dans une promiscuité dangereuse. L'éradication de la mixité doit avoir lieu partout. Mais, ce n'est pas suffisant. Il ne sert à rien de séparer les garçons des filles, et de les laisser se goinfrer de télévision. Les paraboles doivent être détruites. Les téléphones portables. Car la débauche par le son et l'image est pire que l'autre. Le développement scientifique de notre pays dépend de ces nobles actions. Sinon, la bêtise et la concupiscence continueront à ravager le cerveau de nos enfants. Cette année, il va y avoir également l'ouverture de plusieurs écoles supérieures pour les meilleurs bacheliers. Une sélection impitoyable et salutaire. Evidemment, cette nouvelle a encore fait ricaner le facteur idiot : « Ils fuiront, tes génies, sitôt qu'ils auront terminé leurs études. Comme les milliers d'autres. Je te l'ai déjà dit : ce n'est pas le béton qui fait un pays, c'est la mentalité de ses citoyens ! Tous ses citoyens ! Or nous n'avons pas encore pensé à des lieux où nous pourrions nous soulager décemment !»… J'aurais aimé vous parler de mes autres cahiers, mais il est arrivé quelque chose de grave. Ma sœur m'a rapporté un fait terrible. Sa copine, une fille d'un de nos voisins, lui a montré un gros cahier appartenant à son frère aîné. Elle m'a dit : « Il est bourré d'images épouvantables ! J'ai failli vomir ! J'ai eu très peur, tu sais ! ». Ça a été suffisant pour que je décide de m'accaparer de ce cahier énigmatique. Et c'est ma petite Sœur qui s'est occupée de l'affaire. Deux jours après, je l'avais entre les mains. Dès les deux premières feuilles, je me suis senti mal. Ce type est un fou ! Des photos d'enfants dévorés par des rats ! Des cadavres bouffis ! Des bébés difformes ! Des misérables couverts de guenilles ! Des mendiants avec des couffins massés devant des portes closes ! Des bus assiégés par une foule enragée !Des noyés entraînés par des eaux en furie ! Des corps écrasés et étalés sur la chaussée ! Des voitures que des accidents ont réduites en ferraille ! Des incendies ravageant des forêts ! Des maisons en ruine ! Des bidonvilles ! Des cercueils ! Des cimetières ! Des chiens galeux salivant abondamment ! Des tas d'ordures ménagères ! Et, commentant tout cela, des articles débordant de haine à l'égard de notre gouvernement ! Mais ce cahier est maintenant entre mes mains. Dieu a voulu que je le confisque. Il est évident que je ne le détruirai pas ! Je le cacherai. En attendant de le remettre aux Autorités concernées. Ce renégat ne doit pas rester en liberté. J'arriverai à persuader les Responsables. Tout à l'heure, le traître est venu me voir. « Je suis sûr que vous avez mon cahier, m'a-t-il dit. Je viens le récupérer. ». M'entendant nier, il s'est mis à m'insulter. Des passants se sont arrêtés. Je l'ai laissé faire. Sa bouche puante projetait des gouttelettes de salive qui m'atteignaient au visage. Mais, je suis resté de marbre. Quand il est parti, je suis rentré chez moi. Ma et ma petite sœur étaient dans la cuisine. Elles pleuraient. Je n'ai pas prononcé un mot. Je n'avais qu'un désir : m'enfermer dans la douche et me frotter soigneusement la figure avec un morceau de savon.