Hors-la-loi de Rachid Bouchareb vient de sortir en France. L'occasion de donner la parole à un historien afin de nous éclairer par une analyse objective quant au film qui a défrayé la chronique et qui ne prétend pas pourtant, selon son réalisateur, être un film «historique», mais juste du cinéma... L'Expression: La sortie en France du film Hors-la-loi est compromise car le collectif des pieds-noirs français, «Une main devant, une main derrière» appelle à inonder de boules puantes chaque salle où sera projeté le film. Cela vous inspire-t-il quoi? Benjamin Stora: C'est un type de comportement archaïque, qui n'accepte toujours pas un fait accompli: l'Indépendance de l'Algérie. Ces groupes ne veulent pas affronter le passé colonial, et ne se reconnaissent aucune responsabilité dans cette histoire tragique. Mais nous ne sommes plus au temps où ces mêmes personnes pouvaient faire interdire en salle, par leurs actions, un film comme La Bataille d'Alger de Gillo Pontecorvo, dans les années 1960-1970. Le temps passe. D'autres groupes de mémoire apparaissent, en particulier les descendants de l'immigration algérienne en France, y compris des enfants de pieds-noirs et de harkis, qui refusent cette vision de l'histoire. Comment expliquez-vous tout ce bruit autour du film et cette réaction du député de l'UMP sans avoir vu le film? Il s'agit de survivances de préjugés, d'une mentalité, de représentations qui veulent poursuivre une guerre de mémoire, comme si le temps colonial était encore là, fonctionnant dans le présent. Dans le fond, ces personnes n'acceptent pas la pluralité, n'entendent pas le point de vue de l'autre, de l'ancien colonisé qui s'est révolté. Avez-vous vu le film et qu'en pensez-vous? Hors-la-loi a suscité une première polémique très idéologique. Depuis, les choses se sont décantées: des historiens ont pu visionner le film de Bouchareb. Ils ont constaté à quel point cette oeuvre remet en pleine lumière certaines zones d'ombre du passé français et, au travers de l'évocation des massacres de Sétif, apporte un correctif à l'un des principaux domaines d'exercice de l'amnésie. Une amnésie qui s'explique, en partie, par le fait que la plupart des fictions françaises traitant de la Guerre d'Algérie se concentrent sur la séquence 1954-1962, mais délaissent les premiers événements et massacres, antérieurs à cette séquence. L'autre trou de mémoire que comble Hors-la-loi concerne la présence de l'immigration algérienne en France. Jusqu'ici, seuls quelques films de fiction l'ont évoquée: Elise ou la vraie vie, le beau film de Michel Drach (1969); Les Sacrifiés, d'Okacha Touita en 1982, Vivre au paradis, un film de Boualem Guerdjou (1997), avec, notamment, Roschdy Zem et, enfin, Nuit noire, d'Alain Tasma, en 2004, consacré à la nuit du 17 octobre 1961 et à sa répression sanglante. Mais en dépit des clarifications auxquelles il procède, le film de Rachid Bouchareb relègue dans l'ombre une quantité impressionnante de faits. Quand il évoque les massacres de Sétif, en 1945, on aurait pu s'attendre à ce que la vraie durée des massacres (plusieurs semaines) nous soit restituée avec leur localisation véritable (Guelma, Kherrata et non pas seulement Sétif). Le choix de la contraction mythologique dans une unité de temps de vingt-quatre heures est parfaitement adapté aux exigences du cinéma, mais il sert aussi l'impératif de sensationnalisme. Même remarque concernant l'évocation de la trajectoire des «porteurs de valise», les militants de la gauche française qui ont aidé le FLN: pour l'un (ou, comme dans le film, l'une) d'entre eux qu'animaient des sentiments amoureux, l'immense majorité de ces porteurs de valise avaient un agenda essentiellement politique, idéologique, et ils ont fait sévèrement abstraction d'eux-mêmes. Autre scène, autre concession à la part mythologique de la réalité: lorsque Bouchareb montre Samy Bouadjila dans l'usine, il imagine, en une scène improbable pour une situation d'hostilité et de violences policières, que celui-ci bat publiquement le rappel pour le FLN! Cette organisation agissait dans un cadre strictement clandestin, et on imagine très mal une telle séquence... L'évocation de la guerre ouverte entre le FLN et le mouvement indépendantiste rival, le MNA de Messali Hadj, n'est, quant à elle, guère plus convaincante: si on tuait un militant, ce n'était pas pour lui voler son frigidaire...La violence du FLN contre les policiers français est également problématique: le FLN n'a porté la guerre officiellement qu'une seule fois sur le territoire français, en août 1958, avant de se raviser, en songeant à l'effet d'engrenage dramatique d'une telle stratégie. Cette héroïsation a comme autre inconvénient de plonger dans l'invisibilité cette autre France, habitée d'anticolonialistes, auxquels les nationalistes algériens de l'époque vouaient une gratitude lucide (je pense aux réseaux Jeanson ou Curiel). Moult erreurs liées à l'histoire ont été soulevées dans le film. Quel regard portez-vous sur cette polémique en tant qu'historien? La distorsion discrète de la vérité historique a beau répondre à un impératif de cinéma spectaculaire, à mi-chemin entre western et film policier d'action, elle noie la complexité des situations politiques dans la contemplation sidérée d'une violence pure. Mais cette critique à caractère historique, qui est sévère, je le concède, ne doit pas nous empêcher de voir que Hors-la-loi a le mérite de faire entendre un point de vue nouveau, différent, celui de l'ancien colonisé ou de l'immigré; qu'il tente d'établir une généalogie de la violence coloniale en évoquant la dépossession des terres et la misère paysanne (mais Mohammed-Lakhdar Hamina avait déjà formidablement bien montré ce processus dans Chronique des années de braise, en 1975); et qu'il installe dans son ancienneté l'immigration ouvrière algérienne en France. Benjamin Stora est professeur des universités à Paris XIII et à l'Inalco. A paraître: Lettres et carnets des Français et des Algériens, dans la guerre, éd Les Arènes; François Mitterrand et la guerre d'Algérie (1954-1957), ed Calmann Levy.