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Entre légalité et légitimité...
INTERVENTION MILITAIRE EN LIBYE
Publié dans L'Expression le 28 - 03 - 2011

La décision de recourir à la force contre un pays souverain membre de l'ONU est un acte d'une extrême gravité qui ne peut pas être pris à la légère. Dans pareille situation, les résolutions du Conseil de sécurité doivent être irréprochables et donc remplir pleinement les conditions de légalité et de légitimité.
S'exprimant devant les ouvriers d'une usine d'armement en Sibérie, le lundi 21 mars, le Premier ministre russe, Vladimir Poutine, a critiqué «la légèreté avec laquelle sont prises aujourd'hui les décisions concernant l'utilisation de la force dans les affaires internationales». Ces décisions peuvent être unilatérales et donc illégales au regard du droit international (invasion de l'Irak), comme elles peuvent émaner du Conseil de sécurité qui agit au nom de la communauté internationale en appliquant le chapitre VII de la Charte de l'ONU, avec pour finalité la préservation de la paix et de la sécurité internationales qui relèvent de la responsabilité de cet important organe onusien. La décision de recourir à la force contre un pays souverain membre de l'ONU est un acte d'une extrême gravité qui ne peut pas être pris à la légère. Dans pareille situation, les résolutions du Conseil de sécurité doivent être irréprochables et donc remplir pleinement les conditions de légalité et de légitimité. Est-ce le cas pour la résolution 1973 du 17 mars 2011, qui impose une zone d'exclusion aérienne au-dessus de la Libye, jetant ainsi les bases d'une nouvelle tragédie pour un autre pays arabe, à propos de laquelle Vladimir Poutine a fait son commentaire?
Avant de tenter une réponse à cette importante question, quelques remarques s'imposent à propos de la révolte populaire libyenne:
-Dès les premiers jours de l'insurrection, les insurgés étaient armés, ce qui leur a permis d'occuper de vastes régions du territoire libyen à l'est aussi bien qu'à l'ouest du pays;
-Les espaces occupés semblent avoir été préalablement et minutieusement sélectionnés en raison de leur importance stratégique: ports, raffineries, dépôts de carburant, terminaux pétroliers et gaziers;
-Dès les premiers jours aussi, les insurgés avaient des drapeaux à profusion, -il faut beaucoup de temps et d'argent et une certaine organisation pour les confectionner en telle quantité;
-L'insurrection armée s'est étendue et s'est structurée rapidement suscitant l'empressement de certains pays à reconnaître le Conseil national de transition libyen autoproclamé à Benghazi.
-C'est avec la même promptitude que le Conseil de sécurité a adopté deux résolutions en l'espace d'une dizaine de jours: résolution 1970 du 26 février et 1973 du 17 mars 2011 prises sous le chapitre VII de la Charte de l'ONU.
-C'est avec la même célérité que certains pays occidentaux ont lancé les opérations militaires contre la Libye.
Rien ne plaide en faveur d'un soulèvement populaire spontané.
Des sanctions pleines dès le départ
Le 26 février, soit moins de dix jours après le début de l'insurrection armée en Libye, le Conseil de sécurité adopte la résolution 1970 portant mesures n'impliquant pas l'emploi de la force armée:
Son préambule ne fait référence, à aucun moment, à une quelconque menace ou risque de menace à la paix et à la sécurité internationales. Il est, par contre, question de violations des droits de l'homme. Or, le Conseil de sécurité a superbement ignoré la résolution adoptée la veille, soit le 25 février 2011, par le Conseil des droits de l'homme qui a décidé «d'envoyer d'urgence une commission internationale indépendante pour enquêter sur toutes les violations présumées du droit international et des droits de l'homme commises en Jamahiriya arabe libyenne et établir les faits et les circonstances de ces violations ainsi que des crimes perpétrés et, dans la mesure du possible, en identifier les responsables». Ceci est d'autant plus regrettable que les insurgés étaient déjà armés et que le Conseil de sécurité n'a pas pu qualifier avec certitude «les attaques systématiques et généralisées» commises contre la population civile, se contentant d'affirmer qu'elles «pourraient constituer des crimes contre l'humanité».
Dans la partie opératoire de la résolution, le Conseil de sécurité fait d'emblée le plein en matière de sanctions:
-Saisine de la cour pénale internationale en vue d'inculper El Gueddafi et ses proches pour crimes contre l'humanité;
-Embargo sur les armes;
-Interdiction de voyager pour les membres de la famille El Gueddafi et certains hauts responsables du régime;
-Gel immédiat de tous les fonds, avoirs financiers et ressources économiques en possession ou sous le contrôle direct ou indirect des membres de la famille El Gueddafi;
-Création d'un Comité du Conseil de sécurité qui va exercer une véritable tutelle sur la Libye et élargir les sanctions autant que possible. Celles-ci seront également durcies unilatéralement par les Occidentaux.
A la rapidité surprenante avec laquelle ce texte a été adopté, s'ajoute la sévérité des sanctions qui sont du même niveau que celles décrétées contre certains pays après plusieurs mois voire plusieurs années de crise. El Gueddafi et les siens ont été acculés dans leurs derniers retranchements trop vite, trop tôt, comme si leurs adversaires cherchaient à ne leur laisser d'autre choix que de se défendre le dos au mur. M.Berlusconi n'a pas dit autre chose à l'issue du sommet qui a eu lieu à Paris le 19 mars 2011.
Imposition d'une zone d'exclusion aérienne et recours à l'utilisation de la force armée contre la Libye
Le 17 mars, soit un mois, jour pour jour, après le début de l'insurrection libyenne, le Conseil a adopté la résolution 1973.
Dans le préambule, le Conseil qualifie la situation en Libye de «menace pour la paix et la sécurité internationales». Il convient de noter que cet organe, qui agit au nom de la communauté internationale, a une liberté d'appréciation très large dont il use et abuse depuis quelques années, ce qui pose de plus en plus problème (d'où l'opportunité et l'urgence de la réforme de l'ONU). A cet effet, dans un discours prononcé le 14 septembre 2005 devant l'assemblée générale de l'ONU qui se réunissait au sommet pour célébrer le 50e anniversaire de l'organisation, le Président Bouteflika a rappelé que ladite assemblée générale est «le dépositaire de la souveraineté internationale».
Dans le dispositif, outre l'application de l'embargo sur les armes, le gel des avoirs, l'interdiction de voyager (résolution 1970) et la création d'un Groupe d'experts, le Conseil de sécurité «autorise les Etats Membres (...) à prendre toutes mesures nécessaires (...) pour protéger les populations et les zones civiles (...) tout en excluant le déploiement d'une force d'occupation étrangère sous quelque forme que ce soit et sur n'importe quelle partie du territoire libyen». En conséquence, il décide d'établir une interdiction de tous les vols dans l'espace aérien de la Libye et, pour ce faire, il autorise les Etats membres (..) à prendre toutes les mesures nécessaires pour faire respecter l'interdiction des vols. L'expression «toutes les mesures nécessaires» veut dire des actions militaires contre la Libye. Les plus chauds partisans du recours à la force armée se trouvent parmi les parrains du projet de résolution, principalement la France et la Grande-Bretagne qui reconstituent le tandem à l'origine de l'expédition de Suez en 1956. La résolution a recueilli 10 votes pour et cinq abstentions de poids dont deux membres permanents du Conseil de Sécurité, la Russie et la Chine, et trois candidats sérieux à un tel siège, soit le principal pays européen, l'Allemagne, et deux pays émergents: l'Inde et le Brésil.
L'ambassadeur chinois, président en exercice du Conseil de sécurité, a rappelé que son pays avait «toujours été contre l'usage de la force dans les relations internationales». La Russie a jugé «regrettable» que «la passion pour l'usage de la force ait prévalu». Son représentant a rappelé que son pays avait proposé une résolution appelant à un cessez-le-feu. L'Allemagne a estimé qu'une intervention militaire comporte des «risques et des dangers considérables» et a décidé que «les soldats allemands ne participeront pas à une intervention militaire en Libye». L'ambassadrice du Brésil a expliqué que son pays «n'était pas convaincu par le fait que l'usage de la force conduirait à la fin de la violence», ajoutant que «cela pourrait causer plus de mal que de bien pour le peuple libyen». Enfin, l'Inde a réitéré son attachement au «principe de non-ingérence dans les affaires intérieures». Son ministre des Finances a déclaré devant le Parlement: «Aucune force étrangère ne devrait interférer avec ce qui se passe au sein d'un pays». Cette position a fait l'unanimité de tous les partis politiques indiens. Le fait que les cinq pays sus-cités se soient abstenus est remarquable lorsqu'on sait que la Ligue arabe s'était prononcée en faveur de l'imposition d'une zone d'exclusion aérienne à la Libye, que le seul pays arabe membre non permanent du Conseil de sécurité (Liban) était coauteur du projet de résolution et que les trois pays africains membres aussi non permanents du Conseil de sécurité (Afrique du Sud, Gabon et Nigéria) ont émis un vote positif. En d'autres circonstances, la Chine et/ou la Russie auraient pu faire usage de leur droit de véto.
En outre, on peut légitimement penser que les trois pays africains ont subi de fortes pressions sans lesquelles ils auraient pu au moins s'abstenir et faire ainsi tomber le projet de résolution car il n'aurait pas recueilli les 9 voix nécessaires pour son adoption. Ce qui précède permet de dire que la résolution 1973 a été obtenue aux forceps. Elle ne remplit pas les conditions idéales de légalité. Une décision sur le recours à l'utilisation de la force armée est un acte trop grave pour être pris par une communauté internationale aussi divisée et avec autant de réserves. La légitimité de la résolution 1973 prête encore plus à contestation. En effet, la résolution repose sur le fameux «Devoir de protéger des populations contre le génocide, les crimes de guerre, le nettoyage ethnique et les crimes contre l'humanité» qui figure dans un paragraphe du «Document final du Sommet mondial -assemblée générale de l'ONU- de 2005». Auparavant, le «devoir de protéger», qui fut porté à bout de bras par le Canada, a fait l'objet de réunions animées par un groupe interrégional restreint, dont l'Algérie faisait partie (elle était représentée par l'auteur de ces lignes). Il avait été convenu qu'une action collective résolue pouvait être menée par la communauté internationale par l'entremise du Conseil de sécurité, conformément au chapitre VII de la Charte de l'ONU, après l'épuisement d'efforts diplomatiques préalables menés en premier lieu par les pays voisins de l'Etat concerné puis par les pays de la région. Dans le cas de la Libye, il s'agit en premier lieu de l'Union du Maghreb arabe et non du Conseil de coopération du Golfe, puis de l'Union africaine et non de la Ligue arabe qui n'est pas un groupe régional. Or pour différentes raisons, l'UMA est absente et l'UA a une voix inaudible. Ainsi, ni l'esprit ni la lettre du paragraphe du «Document final du Sommet mondial de 2005» n'ont été respectés. Par ailleurs, le devoir de protéger n'est pas une règle juridique, mais une simple «obligation morale conforme au droit international humanitaire», comme l'a souligné le Président Bouteflika devant le Sommet mondial de 2005. A ce titre, il ne peut fonder, sans certains préalables, le recours à la force armée qui est un acte très grave et qui est illégitime dans le cas libyen.
La communauté internationale divisée
Le résultat de tout ce forcing fait dans le seul but d'attaquer la Libye le plus rapidement possible est une grande division de la communauté internationale. La Ligue des Etats arabes est divisée. L'Union européenne est également divisée. Le Maghreb est divisé puisque le Maroc était présent à la réunion de Paris le 19 mars. L'Afrique est divisée puisque ses trois représentants au Conseil de sécurité ont voté les résolutions 1970 et 1973 sur la base d'instructions de leurs gouvernements et non d'une décision de l'Union africaine qui était absente à la réunion de Paris du 19 mars. Le Conseil de sécurité, c'est-à-dire l'organe responsable de la paix et de la sécurité internationales représentant la communauté internationale, est divisé. Un beau résultat aux conséquences incertaines sur le terrain. Beaucoup de questions s'entrechoquent: peut-on protéger efficacement les civils à partir du ciel? (les précédents de l'Irak et de la Serbie invitent au scepticisme comme l'a déclaré Hillary Clinton devant un panel du Congrès). Que faire si la zone d'exclusion aérienne ne donnait pas les résultats escomptés? Ne s'achemine-t-on pas vers une longue guerre civile et une division de la Libye? Quand prendra fin l'intervention? Cette dernière question a reçu un début de réponse. On peut lire dans la déclaration du Conseil européen publiée le jeudi 24 mars, ce qui suit: «Quand les populations seront en sécurité et les objectifs de la résolution 1973 du Conseil de sécurité remplis, il sera mis fin aux opérations militaires». Autant dire qu'on nage dans le flou le plus total. A moins que la formulation en question ne fixe en réalité pour limites à l'intervention la fin du régime de El Gueddafi. Le destin de ce dernier est secondaire. Il s'agit, en premier et en dernier lieu, du destin d'un peuple, d'un pays et même d'une région entière de la rive sud de la Méditerranée vers laquelle l'Otan est revenue le 19 mars 2011, après son départ il y a bientôt cinquante ans. Elle est revenue le jour même commémorant le cessez-le-feu en Algérie, un certain 19 mars 1962. Vladimir Poutine a raison de critiquer «la légèreté avec laquelle sont prises aujourd'hui les décisions concernant l'utilisation de la force dans les affaires internationales».
(*) Ancien ambassadeur


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