Né au Caire, Khaled Al Khamissi est écrivain, journaliste, producteur et réalisateur. Diplômé de sciences politiques de l'université du Caire et de relations internationales à l'université Paris Sorbonne, il publie en 2007 son premier livre, Taxi, devenu rapidement un best-seller et vite traduit dans plus de dix langues. Son deuxième opus, Safînat Nûh (L'Arche de Noé) a paru en 2009. Il collabore régulièrement dans de nombreux journaux égyptiens. Pour son livre, Taxi, Khaled Al Khamissi a sillonné les rues du Caire en taxi, entre avril 2005 et mars 2006, et a rapporté cinquante-huit conversations avec des chauffeurs dévoilant les rouages, ô combien difficiles de la vie sociopolitique du peuple égyptien, empreinte de répression, de blocages politiques, d'humiliations... L'écrivain qui sera présent aujourd'hui à 14h au Diwan Abdelatif du cercle Frantz-Fanon (Riad El Feth), évoque avec nous ce qu'ont été les prémices de la Révolution arabe sans oublier l'affaire incontournable du ballon rond. L'Expression: Votre livre Taxi est un véritable kaléidoscope de la société égyptienne, d'où vous est venue l'idée de partir à travers les ruelles du Caire et en rapporter toutes ces histoires? Une idée originale au demeurant. Est-ce dû à votre ancienne fonction de journaliste? Khaled Al Khamissi: j'ai été journaliste il y a longtemps quand j'ai fini mes études en sciences politiques en 1984, sous Anouar Sadate... J'ai cessé d'exercer ce métier en 1990 car j'écrivais des articles qui ne paraissaient pas. C'était un temps difficile du point de vue politique. L'ouverture pour la presse en Egypte est venue beaucoup plus tard. Le livre n'a rien à voir avec le monde journalistique. Il n'y a pas d'investigation du tout dans cette oeuvre. C'est de la fiction basée sur la réalité humaine et sociale du pays. Les personnages sont inventés de toutes pièces à cent pour cent. Ils sont inspirés de la réalité. Le seul chapitre vrai est l'historie de ma fille qui a été harcelée par un chauffeur de taxi. C'est de la fiction basée sur une forme littéraire dont l'âme s'appelle El Makama. C'est quelqu'un qui descend dans la ville et essaye de comprendre la réalité humaine et sociale à travers les gens de la rue. Cette forme littéraire arabe est très ancienne. J'ai conçu un passager qui est parfois moi et qui traîne dans les rues du Caire. Donc 58 taxis, donc 58 personnes différentes. Car la littérature s'intéresse surtout aux êtres humains. Dans ce livre, j'ai essayé de parler de ces êtres humains à travers leurs paroles sans les décrire. C'est ça l'idée. Un chauffeur de taxi c'est dramatique. D'abord, ce n'est pas une profession en Egypte. Il y a des fonctionnaires qui travaillent le matin et font le chauffeur de taxi le soir. D'autres qui sont en chômage et font le taxi jusqu'à ce qu'ils trouvent un emploi. Ils viennent de partout. Ils sont très différents du point de vue âge, niveau intellectuel... Parmi eux, il y a presque des illettrés et d'autres qui ont le Bac et plus. Le chauffeur de taxi est tout le temps dans la rue et la rue est représentative de n'importe quelle société. Le taxi c'est aussi un lieu de liberté comme un théâtre mouvant et ouvert sur la société. Effectivement, c'est très dramatique. Il y a cette image dans votre livre, de ces taxis souvent rackettés par la police, notamment comme c'est le cas dans le film Le Chaos de Youssef Chahine... Le Chaos est sorti trois ans après que j'ai écrit ce livre. Oui, il y a eu un chaos qui s'est achevé avec la Révolution égyptienne. Elle a été déclenchée par ce système politique et social, qui nous a plongés dans une situation très perturbante. Tout était fermé. Il n'y avait pas d'issue. On la sentait venir. Quand j'ai commencé à écrire ce livre en 2005, ce fut l'année clé d'un changement social et politique très important en Egypte, qui pointait à l'horizon. 2005, c'était l'année des élections présidentielle et législatives. C'était l'année où il y avait une mouvance politique très importante, où une réelle révolution se faisait sentir au niveau littéraire. Il y a beaucoup d'amertume dans votre livre, vous rapportez le malheur des gens avec exactitude, mais la joie y règne aussi, indubitablement. D'ailleurs, les Egyptiens se plaisent à se raconter beaucoup de blagues (nouket) entre eux. Une sorte d'exutoire pour contrer ce malheur ambiant... chose que vous décrivez avec exaltation... Je crois que nous, on vit par la blague. On est un pays qui produit beaucoup de blagues.. Depuis des millénaires des gouvernements forts essayent de maintenir l'ordre avec une poignée de fer. En face, le peuple égyptien ne peut que produire des blagues pour contrer cette répression politique, ce gouvernement de «dictateur». La blague est partie prenante de la vie quotidienne des Egyptiens pour faire barrage à ces politiques. Pour respirer tout simplement! Le peuple égyptien a une réelle sagesse populaire. On la voit par le sourire et par la blague et la passivité et plein d'autres choses dans la vie courante. La blague est une caractéristique de la personnalité égyptienne. Vous êtes aussi réalisateur. Vos descriptions, non pas des personnages, mais des situations sont très imagées. N'avez-vous pas pensé faire de ce livre un film ou un documentaire? Quand j'ai commencé à écrire ce livre en 2005 j'ai fait le choix clair et net de ne plus rien faire après, à part écrire. Je n'ai fait qu'écrire depuis ce temps à aujourd'hui. et j'espère ne rien faire à part ça jusqu'à la mort. Bien que le régime de Moubarak soit tombé, votre livre annonce les prémices de sa fin. Toutefois, si vous égratignez indiscutablement le régime de Moubarak, et vous n'y allez pas avec le dos de la cuillère vis-à-vis des USA, vous adoptez en fait, une sorte de neutralité puisque certains de vos personnages dans votre livre se plaisent à aimer et idolâtrer presque Moubarak. Une façon aussi de brosser toute la société égyptienne dans sa complexité? Je ne suis pas d'accord avec votre sentiment. S'il y a dans ce livre des personnages qui sont du côté de Moubarak, il s'agit d'un seul chapitre avec une seule personne qui dit des mots sympas sur Moubarak. C'est quelqu'un qui écoute les médias gouvernementaux et répète ce qu'ils disent. C'est une seule personne sur 58 chauffeurs de taxi. D'ailleurs, le passager est contrarié par ce qu'il dit. Ce chauffeur est débile. Ce livre fait passer un sentiment, pas des mots. Ce sentiment fait état d'un système politique totalement corrompu. «Fassed». Ce sont des voleurs, un clan de vagabonds! Quels ont été vos sentiments et position suite aux rencontres entre l'Algérie et l'Egypte, qui ont secoué le monde du football et ont entaché, par la suite, le milieu intellectuel égyptien puisque beaucoup de comédiens du star-system égyptien ont sali le drapeau national et terni l'image des martyrs algériens? J'ai parlé plusieurs fois sur ce sujet, notamment sur ce qui s'est passé à Khartoum. Ma position est sur Internet, vous pouvez la trouver. C'est très clair. C'est une des représentations du rayonnement de la bêtise et de la stupidité qu'on voyait partout tout comme celui de la laideur. On le voit dans les rues, dans les bâtiments, dans le système politique naturellement, dans l'éducation... Ce qui s'est passé, est totalement lié à des systèmes politiques qui font passer le foot comme étant quelque chose de sérieux. Ce qui s'est passé c'est qu'on voyait des politiques qui n'étaient pas légitimes et qui tentaient de trouver une légitimé par n'importe quel moyen, que ce soit le foot ou autre. Une façon pour eux de montrer leur exploit et dire qu'on fait des choses... les intellectuels étaient beaucoup plus manipulés. Ces derniers sont devenus pour certains des défenseurs du système politique en place et de ses intérêts. Naturellement, la plupart étaient contre le système politique. Partout dans le monde, il y a des intellectuels qui parlent en leur nom et d'autres qui parlent au nom des gouvernements et autres. Cela se passe partout et c'est de tout temps comme ça. Certains ont une voix authentique et réelle et d'autres ne font que véhiculer un discours politique car ayant été assimilé. C'est quelque chose de logique et qui a existé de tout temps si l'on regarde de près l'histoire de l'humanité. Si on regarde ce qui s'est passé au XVe siècle en Europe, on trouvera des vraies voix et des voix fausses. Ceux qui ont fait tomber les drapeaux algériens ne sont pas des voix authentiques. Ils représentaient le système politique qui se cherchait une légitimité. Lors de la Révolution égyptienne le 25 janvier dernier, on a vu ces mêmes personnes comme par hasard - comme Adel Imam et autres, ou Houssam Hassen du sport - dire que Moubarak est le plus beau président et tutti qanti, puis ils ont tourné leur veste. Naturellement, je m'en fous de Adel Imam, c'est un clown, ce n'est pas un intellectuel (malgré la colère de la rue, le comédien Adel Imam compte tourner un film sur la vie de Hosni Moubarak Ndlr). J'entends par intellectuel, les gens qui écrivent, de la philo, des romans, des pièces de théâtre etc. Je suis certain que les voix algériennes authentiques avaient une position très claire sur cette histoire. Vous évoquez les écrivains. Justement quand notre commissaire du Salon du livre d'Alger avait décrété le boycott des écrivains égyptiens au Sila, nos intellectuels ont signé une pétition contre ce boycott. Avez-vous fait pareil et signé une pétition pour dénoncer la bêtise de certains de vos intellectuels? On a fait la même chose. Oui j'ai signé une pétition. C'était pour dire que le système de Moubarak voulait trouver de la légitimé n'importe où et qu'il a laissé des débiles mentaux parler de politique comme s'ils en étaient des spécialistes. Et de faire passer des commentateurs de sport pour parler du monde des affaires internationales. Le fils de Moubarak passait à la télé alors qu'il n'a rien à voir avec la politique. C'est un businessman, un voleur. Que fait-il dans le monde politique? Regardez l'histoire, c'est très simple. Ce sont des régimes qui se cherchent une légitimité. Ils payent des voix pour hurler comme des bêtes. Toutes les voix authentiques et certainement en Algérie idem, sentaient qu'on vivait la fin d'une période. Je l'ai écrit. Toutes ces fins sont accompagnées de choses catastrophiques. Comment va l'Egypte aujourd'hui? On vient d'entamer un changement. Il a commencé par la chute de Moubarak. C'est le début d'un processus très long. C'est un processus qui va durer des années. Aujourd'hui, il y a un bras de fer entre différentes forces, économiques, financières et politiques. Ce bras de fer on verra ce qu'il va donner. On verra si la force révolutionnaire va gagner mais je pense qu'elle vaincra. On vaincra, sans doute, mais après un bras de fer très long. La semaine dernière lors d'un match, des Egyptiens ont envahi le terrain pour frapper l'arbitre algérien. Cela se répète. Pourquoi cette violence? En une seule phrase, ce sont les forces du PND, les forces du Parti national démocratique qui essayent de rester dans le schéma politique égyptien. Et c'est logique. Il a gouverné pendant 30 ans. Il a des bras politiques et économiques partout dans toutes les villes et il essaye de son mieux de faire la contre-révolution. Si j'étais à leur place, j'aurais fait la même chose. Ce travail de contre-révolution se matérialise dans différentes actions. C'est un travail organisé et financé dans ce sens. On veut faire passer un message international à travers le football que rien n'est encore gagné! C'est une continuité des gens du PND qui financent ce chaos.