Sur le piémont du Murdjadjo, coincée entre la Casbah d'Oran et les Planteurs, se dresse Bab El-Hamra. Non, détrompez-vous ce n'est point un palais orné de patios érigé en l'honneur de quelques favorites - Bab El-Hamra est un ensemble urbain où se cultive à coup de dénuement la malvie. De la porte Santon à la porte d'Espagne en prenant le temps d'une halte à la place des Quinquescences de Sidi El-Houari, l'espace en dénivelé est ouvert aux vents marins qui charrient les embruns. Dans cet espace, jadis féerique, se dresse un fortin, l'ancienne prison où s'entassent 250 familles enveloppées d'un voile d'indifférence. Les Espagnols l'avaient érigé à la hâte pour y parquer les parias, ces indigènes réfractaires à l'ordre de sa majesté. Les Français en firent un centre de tri avant de le transformer en bagne. Des familles s'y sont retranchées. L'endroit a perdu de sa superbe. Il est devenu une plaie glauque d'où suinte la misère. Entouré de malvie, il tente d'attirer les regards des passants, l'attention des responsables locaux. Les cellules, qui enfermaient les malfrats sont devenues les nids douillets de femmes et d'enfants qui attendent patiemment qu'un rayon de soleil vienne leur annoncer la liberté. Ici, la misère se conjugue à tous les temps et à tous les tons. Les habitants de l'ancienne prison, «El-Ghar» comme s'amusent à l'appeler ses pensionnaires, se disputent des cellules humides, obscures de 4 m². Ici, on ne vit pas monsieur, on survit. Et chez ces gens-là, monsieur, on ne crie pas sa flamme, on la murmure. Chez ces gens-là, l'intimité, on ne connaît pas, d'une cellule à une autre tout s'entend et le secret n'a pas cours. Des femmes, des enfants, des pestiférés à l'aube du 3e millénaire, parqués comme des bêtes, comme des esclaves sur l'île de Gorée, attendant dans la douleur un négrier venu de nulle part et que la houle jettera loin. L'avenir, on l'appréhende. On se suffit de gagner quelques instants de vie à son présent pour défendre son espace. Des familles vivent dans des conditions désastreuses dans cette ancienne prison. Pas d'eau, pas d'aération, des toilettes collectives et un éclairage piqué à la hâte d'un des poteaux de la rue. L'hygiène est le dernier des soucis quand on n'a pas d'eau, quand on vit entouré d'ordures, quand l'air qu'on respire charrie le mal. L'humidité donne aux lieux l'aspect d'une grotte, rêve de spéléologues. Mais que peuvent-ils bien trouver ici sauf la drogue, les maladies, la promiscuité et les misères? Point de stalagtites ou de stalagmites ici, et la grotte n'a rien de merveilleux ici, monsieur. Le linge sale, pendu à des cordes donne aux lieux des airs de capharnaüm. Dans ces lieux vivent des hommes et des femmes depuis 30 ans. Certains y ont vu le jour pour mieux mourir. Depuis l'indépendance, ces parias croyant à une vie meilleure se sont contentés de ces réduits. «Nous n'avons pas voulu squatter les villas abandonnées par les colons. Nous croyions que ceux qui l'avaient fait allaient être sanctionnés, malheureusement la punition c'est nous qui la subissons», disent-ils pour expliquer comment ils ont atterri dans cet enfer. Avec l'exode rural, d'autres familles sont venues se greffer dans ce cloaque. Ils ne croient plus aux promesses d'un relogement, tellement ils ont vu des commissions passer, et des responsables locaux venir parader et promettre monts et merveilles avant de se retirer et de jurer de ne plus remettre les pieds à la prison de Bab El-Hamra. Leur calvaire est devenu comme la page d'un vieux manuel d'histoire. On le retire, on le feuillette, la misère on la ressent, on compatit avec la douleur des victimes de l'histoire, on jette un regard furtif sur les enfants de Bab El-Hamra, puis, d'un geste brusque on referme l'ouvrage avant de le remettre à la poussière des étagères. Des promesses, ils en ont eu à la pelle. Quand le drame avait frappé en 1994 Ras El-Aïn, quand le sol s'était, par une nuit, dérobé sous les pieds des habitants, on avait promis aux pensionnaires de l'ancienne prison des logements décents. Mais la boue, qui avait semé la mort sur son passage, avait enterré les promesses de ceux qui étaient venus faire le paon devant les caméras de télévision. L'ancienne prison de Bab El-Hamra, un lieu où s'était forgé la volonté des Algériens. Durant la période coloniale, plusieurs moudjhahidine y ont été emprisonnés et torturés. Plusieurs sont morts parce qu'ils avaient refusé de se soumettre à la loi des bourreaux, à la brûlure de la gégène. Le lieu raconte encore les faits héroïques de la résistance. Un charnier a été découvert à l'occasion de fouilles. Une plaque scellée à l'entrée rappelle que la loi coloniale y était maîtresse. Au lendemain de l'indépendance, des prisonniers de la guerre des wilayas ont séjourné dans cet ancien pénitencier qui accueillera quelques années plus tard, à l'occasion de l'attentat manqué contre feu Houari Boumediene, le défunt Slimane Amirat et ses compagnons. Des missions d'anciens moudjahidine ont proposé de faire du fortin un musée de la Guerre de libération. Des historiens espagnols l'ont classé patrimoine historique ibérique en attendant de l'inscrire sur la liste des sites patrimoines universels sous la protection de l'Unesco. Ceux qui y habitent ne comprennent rien à l'intérêt que portent les autres à leur demeure. «Et s'ils s'intéressaient à nous, ce serait plus juste», disent les enfants de Bab El-Hamra d'une voix sourde sortie des poumons ramollis par l'humidité. Quand vous émergez de ce cloaque, votre vue se brouille et votre espoir égrenne, l'espace d'une pensée, les souffrances de ces bagnards que les responsables oublient une fois sur le chemin qui vous ramène à la place des Quinquescences. 250 familles croupissent dans une ancienne prison désaffectée. Elles attendent la délivrance, la libération, la grâce. Mais qui pourra un jour venir leur dire qu'elles ont purgé leur peine, qu'elles peuvent sortir pour réapprendre à vivre dans des maisons que le soleil baigne de chaleur.