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Le pluralisme au cœur de la revendication
Fragments de réflexions d'universitaires
Publié dans Liberté le 05 - 10 - 2008

Mieux qu'une analyse historique comparative des contextes et des déterminations de la crise qui a secoué la société algérienne en Octobre 1988 et de ceux qui nous accablent aujourd'hui, il m'a semblé plus judicieux d'offrir aux lecteurs du quotidien Liberté quelques fragments des réflexions et prises de position des universitaires engagés en ce temps-là dans la lutte pour la démocratie.
De la démocratie en Algérie
“De nouveau, le problème de la démocratie se pose en Algérie et l'Intifadha du 5 Octobre a fait qu'il se pose avec encore plus d'acuité. Encore une fois, les défenseurs autant que les détracteurs de cette alternative sont montés au créneau.
Beaucoup d'encre a coulé sur le sujet dans la presse nationale comme dans la presse étrangère, tandis que les différents courants d'opinion font circuler sur la place publique une multitude de tracts.
Cette fois-ci cependant, ce qui est nouveau, c'est la focalisation du débat autour de la question du pluralisme entendu comme celui des partis et des organisations politiques. Cela se fait avec une telle insistance et un tel degré d'intensité dans le discours politique comme dans les aspirations populaires que tout se passe comme si l'Intifadha n'avait eu pour seul but que le refus du système du parti unique.
Alors que le pouvoir semblait avoir adhéré aux revendications politiques populaires, nous avons relevé la réaction violente des éléments de l'appareil du parti unique. Après avoir monopolisé le pouvoir pendant plus d'un quart de siècle, ceux-ci aboutissaient à un constat de faillite du fait même de l'absence de débat démocratique en leur propre sein comme de leur propre incapacité à évoluer. Cette faillite s'explique par la nature même du système et non par la nature des individus qui le composent.
En réalité, l'appareil du parti n'a pas été seul à s'opposer à l'alternative démocratique ; d'autres secteurs tels que les salafistes et les conservateurs les y ont aidés, de leur propre chef et sans qu'on le leur demande.
Les premiers l'ont fait avec l'argument que la démocratie est une innovation (hérésie) occidentale. Les seconds semblaient plutôt préoccupés par leur souci pour l'unité nationale qui risquait d'être remise en question par les laudateurs de la démocratie. L'une et l'autre des deux attitudes ont été marquées par autant de surenchères que de simplismes s'imaginant que la démocratie pluraliste ne repose sur aucune base ni règle de fonctionnement sans garde-fous contre toute forme d'extrémisme.”
De la Constitution
Une nouvelle Constitution régit formellement depuis quelques mois l'exercice des libertés publiques. La survivance d'institutions, d'appareils et de comportements de pouvoir inchangés et bien décidés à se pérenniser fait que ce texte s'avère à ce jour un simple jeu d'écritures.
Plus que jamais, ce que notre bulletin se donnait pour mission dans la présentation de son numéro un demeure une nécessité : participer sans relâche à l'action des forces démocratiques que renferme la société. Mais celle-ci n'est pas sortie indemne d'un siècle et demi d'oppression coloniale, relayée, après le sursaut vital et douloureux grâce auquel elle s'est libérée, par une longue période d'étouffement de toute vie démocratique réelle. Dans le désespoir de la stagnation qui a précédé Octobre 1988, l'absence de démocratie a semé dans certaines composantes du corps social les ferments de l'intolérance.
Les discours et les actes d'intimidation dirigés contre la femme dans la rue, sur les lieux de travail et dans les institutions d'enseignement se sont multipliés. L'égalité des droits, les libertés de conscience et d'opinion sont ouvertement niés du haut des tribunes mêmes que le débat démocratique a pu s'ouvrir. Les universitaires se doivent donc d'affirmer que le consensus démocratique, dont ils se réclament, est à l'exact opposé du monolithisme sectaire et simpliste que certaines forces rétrogrades tentent de substituer à l'unanimisme de façade de ces dernières années.
De l'intolérance et de ses effets
Ils considèrent que la violence sociale fondée sur un titre d'autorité morale et spirituelle est aussi dangereuse que la violence institutionnalisée dont elle veut se faire.
Ils estiment, enfin, que la protection par l'Etat des libertés qu'il affirme proclamer au profit de tous et de toutes est le test crucial de sa volonté de démocratisation. […]
L'appel au meurtre n'est pas Ia manifestation d'une humeur ou l'expression d'une opinion. C'est un acte que la morale universelle réprouve et que Ia loi de tout Etat punit.
C'est une honte que nos censeurs officiels, dont les rigueurs s'abattent rapidement sur l'expression de simples opinions politiques divergentes, ou contre la dénonciation de trafics d'influence prouvés par des documents officiels, montrent une complaisance systématique au regard de ces appels au crime.
Ces appels au crime se transforment en actes. Des groupes fanatiques imposent “l'ordre” dans certains quartiers, lycées, instituts, cites universitaires, et... à coups de poignard et de barres de fer.
Face à la montée des périls, certains proposent de dialoguer calmement. Mais pour apaiser la bête féroce, ils font déjà leur “Munich” idéologique...
Oui, il faut dialoguer, mais dans la clarté. II faut appeler un chat un chat. Les courants islamistes modérés sont eux-mêmes victimes d'agressions physiques, jusque dans les mosquées et à l'université islamique, de la part de ces forcenés.
II faut expliquer à tout notre peuple le danger que représentent ces groupes fanatiques, pour les isoler et les empêcher de nuire. Leurs conceptions, leurs méthodes, leurs slogans, leurs expressions s'apparentent au fascisme hitlérien.
Hommes de gauche, patriotes fidèles aux idéaux du mouvement de libération nationale, démocrates, islamistes modérés, nationalistes arabes, défenseurs des cultures populaires, libéraux, syndicalistes, féministes, rationalistes, esprits indépendants, créateurs, hommes de science, hommes de culture, chacun de nous est menacé dans sa liberté, dans sa dignité, dans sa vie même.
Faites barrage au danger qui menace les valeurs universelles que l'humanité a mis longtemps à élaborer et qui ont été à la base de notre mouvement de libération nationale. Demain, il sera trop tard. Demain si ces groupes fanatiques triomphent, attendez-vous, comme cela se passe sous nos yeux ailleurs, à subir massivement la mise en œuvre de ce cri barbare : “Voilà vos ennemis. Tuez-les !”
De la jeunesse et de son désespoir
Dans ce dossier, nous tenterons de dévoiler pudiquement ce que nous avons douloureusement compris durant cet été 1989 au contact des jeunes qui auront fait “Octobre 88”. Entre autres que les désirs insatisfaits — tous les désirs insatisfaits — de notre jeunesse ne sont pas seulement un symptôme alarmant de notre pauvreté sociale, mais bien l'essence même de notre société. Notre originalité, ce sont nos désirs insatisfaits qui sont aussi notre plus grande misère vécue, ressentie mais pas toujours comprise.
Nous, universitaires intellectuels, nous pensons comprendre et certains la comprennent. Nous savons de façon plus ou moins pertinente que l'élimination, l'éradication de nos “manques” ne dépendent pas seulement des projets de développement planifiés, plus ou moins techniquement conçus, mais bien de la promotion d'une culture du “DESIR”. Car en fait, la plus authentique, la plus belle manifestation culturelle du désir est la violence. Halte à l'assistanat de l'Etat-providence distributeur de miettes ! Halte à la mendicité — toutes les mendicités —, tradition venue d'une piété liturgique rédemptrice qui a été l'une des causes de notre stagnation sociale et de la mystification politique.
Le comportement d'un jeune — sevré de tout — est la violence et cette violence n'est point primitive comme celle de son tortionnaire. Elle est d'essence révolutionnaire. Elle est esthétiquement belle. Elle provoque le moment où le pouvoir daigne s'apercevoir enfin de l'existence de la jeunesse.
Ces jeunes, qui sont-ils ? Pourquoi eux, et non ces milliers d'autres qui leur ressemblent ? Répondre, c'est dire, entre eux et nous, le traumatisme vécu communément en Octobre dont il faut se défaire. Nos citadins, ils ont entre 20 et 25 ans, possèdent le niveau du baccalauréat sans avoir le “diplôme”, exercent des “métiers temporaires” et bien qu'issus de milieux sociaux différents (du fils d'ambassadeur au fils de chômeur, en passant par le fils du concierge et celui du gros bourgeois commerçant), ils vivent le même désarroi. Ils se connaissent entre eux pour avoir été les acteurs des “évènements d'Octobre”, se reconnaissent dans la sauvagerie des interrogatoires musclés qu'ils ont subis, leurs blessures encore vivaces un an après, et ce même désir fou d'accéder à un moi collectif sécurisant qu'ils recherchent à travers des pratiques culturelles improvisées : chanson, musique, peinture, poésie…
Autre chose, ils ont tous été rejetés par leurs propres familles et vivent dans la société en état de marginalisation intégrale. Ils maudissent les appareils d'Etat et les partis politiques qui les ignorent et qu'eux-mêmes avouent méconnaître totalement. Deux rêves les maintiennent paradoxalement en vie : la “fuite” vers un ailleurs mythique et les fantasmes de réussite sociale qui l'accompagnent ou le suicide dont l'idée même les angoisse. Un an après Octobre 88, ils chôment toujours et rêvent encore.
D. D.
Ces textes, dont les auteurs sont de bords et de sensibilités différents, sont extraits de trois numéros d'un bulletin du Comité interuniversitaire pour la démocratie (CCIU) né en octobre 1988.


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