Même la cigogne de la mosquée de Zemmouri a perdu sa maison. Perché sur le minaret, son nid de paille s'est envolé dans la poussière du ciment. Il y a dix jours, au lendemain de l'effroyable séisme du mercredi maudit, le minaret tenait encore bon. Incliné comme la Tour de Pise, il s'élevait avec peine au-dessus d'une ville anéantie. Davantage accablée par les violentes répliques qui la secouent depuis le mercredi maudit, Zemmouri n'est à présent qu'un vaste champ de ruines. De ses illustres villas coloniales, il ne reste rien, sinon leurs tuiles effritées comme des gaufrettes. De ses édifices publics, point de trace de salut. Le siège de l'APC, le lycée, la recette communale, la poste, les banques, la garde communale, tout est parti, enseveli sous des tonnes de souvenirs amers. Situées aux quatre coins de la ville, les cités HLM s'élèvent comme des sentinelles chancelantes et désarmées. Debout sur des fondations en argile, les immeubles tanguent. De profondes fissures lacèrent les murs. Çà et là sur les façades, des trous béants dévoilent des logements dévastés et une intimité violée. Abandonnées sur les balcons, des plantes vertes sèchent au soleil, alors que les volets des fenêtres claquent au vent. Les appartements sont vides, fantomatiques. Pour leurs occupants, ce sont des tombes potentielles qui pourraient à tout moment se refermer sur leur corps, sur leur vie. Les plus téméraires osent encore y retourner pour récupérer leurs biens. Quant aux autres, même réduits au dénuement le plus total, ils préfèrent encore survivre dans la misère des camps de toile que de mourir sous le béton. Dans les camps pourtant, la vie est encore une espérance. “Nous sommes comme des chiens. Pour faire nos besoins, nous devons nous réfugier derrière les buissons”, confie Amar, embarrassé. Gagné par une violente colère, il s'écrie ensuite en tempêtant contre les autorités. Bouteflika, l'armée, le maire, ils y passent tous. “Allez jeter un coup d'œil au camp de Génie-Sider. Les sinistrés ont tout là-bas. Le sol y est même revêtu de gravier”, dit Amar, outré. Situé à proximité de la cité EPLF, communément appelée Génie-Sider dans la basse-ville, le camp classe A a ceci de particulier. Vendredi dernier, il a constitué l'une des escales de la tournée du président de la République sur les sites sinistrés de la wilaya de Boumerdès. “Les militaires ont travaillé toute la nuit dans le camp pour qu'il soit digne de son hôte”, dénonce Amar, avec une pointe d'ironie dans la voix. Il confie avoir été d'abord rassuré en voyant les soldats s'atteler à la tâche, sans répit. “Je me suis dit que les autorités, conscientes des manquements et des retards accumulés, sont décidées à passer à la vitesse supérieure”, nous a confié le malheureux sinistré. Il n'en est rien. Au petit matin, une fois le camp de Génie-Sider fin prêt à recevoir le chef de l'Etat, les bidasses ont rangé leurs outils. “Ils ont abandonné ici une citerne d'eau, le seul bien dont nous avons pu profiter”, révèle Belaïd, un autre sinistré. Abrité sous une tente installée sur un rond-point, il jette des regards furtifs et envieux sur le camp de toile bleue visité par Bouteflika. “J'ai vu une femme du camp dire au Président que les sinistrés ne manquent de rien. “El Hamdoullah”, ne cessait-elle de répéter. Je la comprends. Elle a bien raison de parler ainsi. Là-bas, les gens ont tout, mais nous ?!”, fulmine Belaïd. Effectivement, le pauvre bougre n'a rien. Pour nourrir ses enfants d'un misérable morceau de pain, il doit attendre l'arrivée des convois de dons. “Heureusement qu'il y a le peuple. Si on avait compté sur l'Etat, on serait déjà tous morts”, soutient-t-il amèrement. À quelques mètres de lui, l'Etat est pourtant présent en force. Dans le camp de Génie-Sider, rien ne manque en effet. Une allée revêtue de gravier désigne l'entrée du vaste camping. C'est une sorte de tapis “gris” que les autorités civiles et militaires ont déroulé pour recevoir le chef de l'Etat. Rien, absolument rien ne devrait le contrarier, ni la moindre faille dans le dispositif de prise en charge des 124 familles parquées sur les lieux et encore moins leurs lamentations ou leurs cris de colère. “El hamdoullah”, l'avait rassuré cette dame reconnaissante dont l'ENTV s'est fait le devoir de répercuter les incantations gratifiantes. Pour cause, outre le toit dont ils ont bénéficié, les sinistrés ici n'ont pas besoin d'aller se soulager dans la nature. Dans un coin du camp, des maçons s'attellent à cimenter des briques de parpaing pour construire des toilettes en dur. Les portes en bois attendent d'être montées. Rétablie dans son statut le plus élémentaire, la dignité des sans-logis est par ailleurs rehaussée par une aide logistique, un soutien moral et un dispositif de sécurité sans pareil. Antenne médicale, cellule d'aide psychologique, point de ravitaillement du Croissant-Rouge, renforts du ministère de la Solidarité, postes fixes de la Protection civile, de la gendarmerie et de la police… sont autant de services mis à la disposition des sinistrés du camp de Génie-Sider. Le Président ne pouvait qu'être réjoui et réconforté par les multiples marques de sollicitude dont il s'est trouvé gratifié. Des cris de joie si forts qu'ils ont étouffé d'autres hurlements furieux qui ne sont guère parvenus aux oreilles de l'illustre hôte de Zemmouri. “Nous ne savions même pas qu'il allait venir. En voyant arriver le cortège présidentiel, nous nous sommes précipités à la rencontre de Bouteflika. Nous voulions qu'il vienne voir notre calvaire, qu'il nous écoute, mais on nous a empêchés de nous approcher de lui”, écume Sid Ahmed. Repoussé par la police puis par la garde rapprochée du chef de l'Etat, Sid Ali est retourné sous sa tente bredouille et le cœur gros. Ce matin, de nouveau, il guette désespérément un abri. À l'emplacement du marché de la ville, les militaires s'emploient à monter des tentes suisses. Elles viennent juste d'arriver. Comme Sid Ali, d'autres hommes sont là aussi. Ils suivent fébriles la progression du chantier. “On est là depuis l'aube. Dès qu'on a vu les premières tentes montées, on a accouru. Ici, c'est chacun pour soi. Les sinistrés se disputent les tentes. Aussi, mieux vaut prendre les devants”, explique Sid Ali. Saïd, son voisin, brandit une liste de postulants qui recense les sinistrés de plusieurs blocs de la cité EPLF mitoyenne. “Nous avons remis cette liste à l'APC, mais cette dernière refuse de la prendre. Le maire dit qu'il dispose d'une autre liste. Que contient-elle, des sinistrés virtuels ?”, s'élève notre interlocuteur. Empêtrés dans un véritable écheveau, les laissés-pour-compte ne savent plus à quel saint se vouer. En s'adressant à l'autorité militaire, celle-ci les renvoie aux pouvoirs locaux et vice versa. “Nos maisons sont détruites. Nos familles sont éparpillées. Nous ne travaillons plus. Plutôt mourir alors”, soupire Saïd, résigné. Poussant un cri de révolte, Sid Ali s'insurge contre l'Etat. Il dénonce par ailleurs des citoyens sans foi ni loi qui disputent aux sinistrés leur détresse et leur chance d'obtenir un toit, même en tissu. “Il y a des gens qui sont venus de Tiaret, d'autres de Dar El-Beïda. Ils ont accaparé des tentes pour pouvoir plus tard bénéficier de logements”, s'indigne-t-il. Au cœur de Zemmouri, beaucoup de véritables sinistrés ont, pour leur part, refusé de quitter leurs maisons en ruine. Beaucoup ont installé des tentes de fortune à proximité des décombres. “Nous ne pouvons pas partir et abandonner nos biens aux pillards”, souligne Zohir. “On ne m'a rien laissé, sauf cette armoire tombée en lambeaux”, confie Nasredine, un autre riverain. Habitant dans une vieille bicoque située à la sortie de la ville, le malheureux a été sommé par la mairie d'y demeurer. “On m'a demandé de rester là et d'y attendre une tente”, confie-t-il. Ne voulant point se résoudre à la fatalité, Nasredine a entrepris avec quelques voisins la construction d'un refuge fait de zinc et de roseaux. Comme lui, beaucoup n'ont pas eu d'autre alternative. Les camps affichent complet. Au stade de la commune transformé en vaste abri, la promiscuité est insupportable. Amassées devant un comptoir du Croissant-Rouge, des mamans doivent exhiber leur carte d'identité pour avoir droit à des boîtes de farine pour bébé. Alignés derrière un camion, des hommes se font livrer des matelas et des couvertures. “C'est la première fois que les autorités nous en donnent. Jusque-là, c'est grâce à la générosité populaire que nous avons surmonté notre malheur”, affirme un jeune. Comme dans le camp de Génie-Sider, le stade fourmille d'agents d'assistance en tout genre. Une équipe de médecins japonais y a installé un hôpital de campagne. Une PMI est aussi aménagée dans une tente pour la vaccination des enfants. Cepen-dant, plus que la peur des maladies, des épidémies, le mal qui ronge les enfants chahute leurs rêves. Sur du papier dessin, les petites têtes brunes griffonnent toutes des immeubles effondrés. Sous les tentes suffocantes, leurs parents tentent de ramasser les morceaux de leur vie brisée. Alors qu'elle ne sait même pas de quoi demain sera fait, Cherifa, une employée du ministère de la Justice, est menacée de licenciement pour abandon de poste. Le comble ! S. L.