Avec ce roman, mi-polar, mi-comédie à l'italienne, le jeune auteur installé à Rome signe une fable joliment troussée sur le choc des cultures. Mais, il renouvelle aussi gaiement les thèmes plus profonds de l'identité et de la mémoire. Un prix Aslia 2008 grande cuvée et un roman à découvrir absolument. Tout le monde aime Amadeo. Ses voisins, ses amis, les commerçants du quartier Piazza Vittorio à Rome, louent tous ses qualités humaines, sa chaleur et sa compréhension. Ils en font même le modèle de l'Italien “idéal”, débarrassé de toutes les rancœurs d'un pays “dont l'unité politique a précédé le sentiment national”. Imaginez alors la surprise de son ami Parviz, Iranien, son épicier bangladeshi Iqbal Amir Allah, sa concierge napolitaine, Benedetta Esposito, son barman romain préféré Sandro Dandini, ou Antonio Marini son voisin lombard, quand ils apprennent que : 1, Amadeo est en fait un immigré ; 2, Amadeo est peut-être responsable de la mort d'un de ses voisins retrouvé sauvagement poignardé dans l'ascenseur de leur immeuble. Qu'en dit le principal intéressé ? Rien, il a disparu. Reste ces témoignages de proches et voisins pour guider les investigations du commissaire Mauro Bettarini. Sauf que l'enquête drolatique à laquelle nous convie Amara Lakhous, jeune romancier algérien installé à Rome depuis 1995, nous entraîne, entre polar et comédie à l'italienne, au cœur des pires tourments de l'âme de La Botte, peu préparée à la mondialisation et à la cohabitation des cultures et toujours tentée par le repli sur soi – voir le succès des thèses sécessionnistes du principal allié de Berlusconi, Umberto Bossi. Ce voyage en 11 témoignages ou “vérités” est scandé par la voix de l'absent, le mystérieux Amedeo-Ahmed, qui prend la forme de “hurlements” enregistrés. Ces “vérités” que délivrent tour à tour Parviz, Iqbal, Benedetta, Sandro, Antonio, mais aussi la garde-malade péruvienne, Maria Cristina Gonzales, l'amoureuse des chiens, Elisabetta Fabiani, l'apprenti cinéaste hollandais Johen Van Marten, et l'épouse d'Amadeo, Stefania Massaro, vont au-delà du portrait de celui qu'ils croyaient connaître, peindre la fresque immense des préjugés, du racisme, du refus de l'autre qui gangrènent la société italienne. Ses immigrés compris. Comme l'assène à un moment Benedetta la Napolitaine, elle-même accusée de sous-développement par ses voisins du Nord, à propos de Parviz : “On s'en fiche qu'il soit Iranien ou Américain ou Suisse ou autre. L'important, c'est qu'il se comporte exactement comme un Tzigane, c'est pour cela que je dis que l'on ne naît pas tzigane, on le devient.” Ou encore, cette citation magnifique d'Alberto Sordi dans la bouche du méprisant Marini : “Moi, je suis moi, et vous, que dalle !” Si, de son côté, Amadeo, qui enregistre ses hurlements le soir, caché dans ses toilettes, évoque sa femme, ses voisins et amis, et le mystère qui hante sa vie, avec le langage de l'animal, ce n'est pas par hasard. Rome, la ville éternelle “qui a dompté le temps”, s'est créée sur une légende, celle des jumeaux fondateurs, Romulus et Remus nourris au sein d'une louve. Et Amedeo est venu ici tenter de “téter la louve sans se faire mordre” (c'est le titre de la première version de ce roman paru aux éditions El-Ikhtilef en 2001). On l'aura — assez vite — compris, le thème de l'identité est omniprésent dans Choc des civilisations. Et pour Lakhous, le premier fondement de l'identité, c'est la mémoire. Celle du drame qui torture Amadeo-Amara et qu'il a voulu fuir le plus loin possible, abandonnant tout du jour au lendemain. Qui fuit sa mémoire en vient à craindre la vérité, assure Lakhous. Avec les mots d'Amadeo : “La vérité ne blesse pas, elle tue.” En filigrane de récit aux mots simples, à la langue souple et très bien construit, Amara Lakhous chante un blues assez connu, le sien peut-être. La complainte de l'intégré, du mal-blanchi, du “Bounty” comme on dit dans les Caraïbes françaises. Celui qui, pourrait-on croire, a lâchement troqué son identité contre celle, forcément avilissante, de l'étranger chez qui il vit. Amadeo lit El Corriere Della Serra, parle mieux l'italien que les Italiens, connaît mieux les itinéraires et monuments qu'un chauffeur de taxi romain ; il est beau, élégant, raffiné, amène et prompt à s'esclaffer… toutes des vertus romaines ! Qu'elles soient communes à tout le pourtour méditerranéen, on s'en fout. Peu importe qu'Amadeo-Ahmed ait été même dans sa première vie un garçon charmant. C'est un traître, un traître à son identité. Avec les mots de Abdallah Benkaddour, voisin d'Hussein Dey, retrouvé par hasard à Rome : “Changer de prénom est un péché capital, au même titre que l'homicide ou l'adultère !” Concilier mémoire, identité et vérité ? Lakhous ne résout pas cette équation à trois inconnues qui, visiblement, l'obsèdent. Non, il cherche encore, persuadé que dans certains cas, elle est insoluble. Ou alors, comme le montrera Amadeo dans un dernier geste désespéré, au prix, incroyablement élevé, de l'effacement de la mémoire. Rachid Alik (Choc des civilisations pour un ascenseur Piazza Vittorio , de Amara Lakhous, éditions Barzakh, 146 pages, 400 DA)