Ils sont quelques vieux loups de mer, encore bon pied bon œil, à se souvenir de cette histoire. Pour ma part, je la trouve exquise. C'était l'époque, à Oran, où la mode était au bleu de Shangaï, chez les zazous de “Marya”. Le béret et la gomina aussi. Mais seulement les dimanches où l'on ajoutait à la coquetterie dominicale des souliers aux semelles de crêpe et éventuellement une grosse chevalière en or. La sangria n'était jamais bien loin, surtout dans les foyers antifranquistes, où l'on entendait souvent très tard, après l'ultime “copa” à la santé de la lointaine Catalogne des “Ariba-Franco” qui claquaient comme un fouet dans l'air. C'était l'époque où le tramway, un teuf-teuf poussif et déglingué, desservait Protin et St-Hubert en snobant superbement les quartiers indigènes. À la rue Mekhès ou Stambouli, en ville nouvelle, ou au café de Chahmi, réputé pour ses beignets et sa soupe à l'oignon, les indigènes, dont les turbans couleur saumon trahissaient l'origine “tafaraouie”, avaient d'autres soucis en tête : assurer le pain quotidien des enfants, de préférence au port à “Marya” où le métier de portefaix nourrit généralement son homme. C'est là, à Sid El-Houari, entres les venelles tortueuses de cette Casbah marine aux balcons bien bas, dans une impasse discrète, qu'une vieille femme avait l'habitude de prendre le frais. Assise sur une chaise en rotin devant le seuil de sa porte, une mantille sur la tête, elle se délectait le soir venu de la brise iodée du large. Elle s'appelait Kheira et n'avait qu'un seul fils. Et ce fils bourlinguait sur une ligne commerciale entre Honolulu et la mer de Sargasses, en qualité de mécanicien. Et à force de voir l'aimable octogénaire tous les soirs à la même place, les riverains ont fini par appeler l'impasse “la calla de Kheira” (la rue de Kheira). Pour se retrouver dans ce gros village qu'était “Marya”, surtout après s'être longtemps vautré sur les zincs des bars, les pêcheurs espagnols avaient en fait trois repères pour arriver à leur Casa et accoster à bon port. La rue Philippe, la rue des Jardins, le boulevard Stalingrad et l'ancienne préfecture et, bien sûr… la nouvelle calla... Ici, tout le monde marquait une halte, soit pour vider le trop plein de pinard sur un réverbère sot pour chasser les quelques amoureux tapis dans l'ombre. Et comme le soir, tous les chats sont gris, il était difficile de démêler dans cette calla le démon de midi de celui de minuit. MUSTAPHA MOHAMMEDI