Il ne fait pas bon d'être véhiculé à Tébessa. Pas seulement à cause de l'état lamentable des routes de la ville, ni encore des grands embouteillages, mais tout simplement à cause de toutes les tracasseries qu'il faut subir pour faire le plein d'essence ou de mazout. En faisant le tour de la ville, nous nous retrouvions devant le même décor : de longues queues de voitures devant les pompes à essence : “Ça dure depuis presque une année et personne n'ose bouger pour améliorer la situation ; à se demander si nous sommes vraiment un pays de l'Opep”, nous dira un jeune chauffeur de taxi rencontré dans une longue file d'attente à une station d'essence de Naftal et qui ne pouvait cacher son exaspération : “Chaque jour, je dois faire une longue queue d'au-moins une heure pour pouvoir aller travailler et c'est plus qu'insupportable. Le comble c'est qu'il m'est souvent arrivé de faire plusieurs queues par jour puisque j'avais la malchance de me retrouver à chaque fois dans des stations qui n'avaient pas assez de carburant pour satisfaire tous les automobilistes”. La même personne nous indiqua que la nuit la quasi-majorité des pompes à essence sont fermées : “C'est dans l'obscurité que qu'on remplie les réservoirs des semi-remorques et il arrive même que ça se fasse pendant la journée ; c'est vraiment l'anarchie totale ici.” Les paroles du chauffeur de taxi reflètent à plus d'un titre l'état dans lequel se retrouvent les automobilistes de Tébessa depuis plusieurs mois et qui, sauf miracle, ne verront pas de sitôt leur situation changer. À travers les quatre postes frontaliers (Bouchebka, Lemiche, Laâyoune et Dtita), et aussi les trentaines de lieux de passage clandestins, les camions et semi- remorques font le trajet régulièrement. “La technique, c'est évidemment les réservoirs à double fond mais il y en a bien d'autres”, nous dira un serveur dans une cafétéria sans vouloir nous donner plus de détails. Il nous parlera toutefois d'une catégorie bien spéciale de trabendistes, ceux que tout le monde appelle “Guenatria”. Ce sont eux qui font le “sale boulot” en se faufilant à travers les postes officieux sur des pistes sinueuses et impraticables et en essayant à chaque fois d'éviter d'être pris. Sur les routes à l'entrée ou à la sortie de la ville, nous avions pu voir des dizaines de semi- remorques roulant à grande vitesse dans les deux sens. Le trafic a également engendré d'autres formes de mutation que celle des réservoirs. Plusieurs cadres ont quitté leur métier pour entrer dans le trafic : “Le gain y est facile et dans l'administration, il n'y a aucune perspective d'avenir”, nous précisera avec une certaine gêne un étudiant dont le père est un néotrabendiste : “Il a pu acheter un semi-remorque et il fait travailler deux jeunes pour vendre du mazout en Tunisie. Un voyage vous fait gagner pas moins de 15 000 DA et comme c'est en moyenne deux voyages par jour, donc vous pouvez voir le gain qu'on peut avoir.” Tunisie “mon amour” ! “La Tunisie pompe le mazout non seulement de l'Algérie mais aussi de la Libye, mais essayez un peu de faire sortir quelque matière de chez eux et vous verrez à quel point ils sont intransigeants”, nous dira un jeune étudiant rencontré à l'université de Tébessa. Il ne dissimule pas que parfois il a participé à des expéditions sur les frontières pour ramener de la friperie. “Chez eux si on arrive à ramener quelque chose c'est uniquement parce qu'elle ne se vend pas là-bas. L'intérêt de leur pays est au-dessus de tout”. Ce qui est de bonne guerre. Dans la région, la Tunisie est sur toutes les lèvres. L'idée que les autochtones se font de nos voisins est presque idyllique. Nous avions eu un aperçu juste quelques minutes après notre descente de taxi. C'était dans une gargote, le “taxieur” polémiquait avec le vendeur sur la qualité du sandwich qui lui a été donné : “Il n'a aucun goût en plus il est presque vide. En Tunisie, et pour le même prix, takoul ou tachba (tu manges et tu n'as plus faim après).” Un homme d'un certain âge se leva subitement et de lui répondre sur un ton sec : “Rake fi laldjiri (tu es en Algérie) ne l'oublie pas. La pomme de terre n'est pas un luxe et ils peuvent circuler où ils veulent quand ils veulent.” Friperie de… luxe Le trafic ne touche pas seulement le mazout. À Tébessa, ça touche tellement de produits qu'ils sont rares ceux qui ne sont pas concernés par le fléau. Il est d'une telle propension que l'un des anciens de la ville, rencontré dans une cafétéria, l'a décrit par une phrase sonnante et avec dépit : “On nous appelait la ville aux 500 généraux et colonels maintenant, c'est devenu celle de Ali Baba et les 500 voleurs.” Si les médicaments, la ferraille, qui a pris une propension énorme depuis environ quatre mois, les dattes (la Degla chaque été) sortent du pays vers la Tunisie, il y en a qui font le chemin inverse. Le plus visible est la friperie pour qui une véritable industrie a été créée sur place. Le centre névralgique se trouve au Souk Libya juste à côté du marché central. Nous y avons pu voir de plus près le grand brouhaha dans lequel travaillent les commerçants sur place et où déambulent les clients. Nous y avons surtout découvert des véritables usines miniatures spécialisées dans la friperie qui se trouvent dans des baraques dans un état délabré dans le souk même. Après une véritable gymnastique, nous avons pu nous faufiler en catimini jusqu'aux portes et nous avons pu entrevoir des hommes faisant du repassage et du dégraissage d'habits alors qu'à leurs côtés on peut voir s'entasser des centaines, voire des milliers de tout genre. Notre incursion n'a pas pu être longue puisque quelques minutes ne s'étaient pas encore écoulées que des jeunes venant à toute allure nous ont demandé avec fermeté de quitter les lieux. En discutant avec quelques vendeurs à la sauvette du souk, nous avons pu savoir que la quasi-majorité de la friperie travaillée sur place était envoyée vers les grandes villes de l'Est mais surtout sur Alger. Aussi, parmi les confidences que nous avons pu récolter, il y avait des catégories bien distinctes dans la marchandise. La friperie de luxe existe bel et bien à Tébessa. Il s'agit des habits marka qui sont revendus après avoir été bien repassés. Archéologue en cheval de Troie ! Les pièces archéologiques et tout ce qui tourne autour des ruines sont aussi un marché florissant sur place. Un marché d'autant fructueux qu'il s'organise dans une ambiance plus proche de l'ignorance et de l'inconscience. L'histoire de la ville, et du coup celle du pays, est en train de disparaître, soit par négligence, soit par le trafic, et cela au vu et au su de tout le monde. Encore une fois, en direction de la Tunisie. Notre présence à Tébessa a coïncidé avec un séminaire international sur l'archéologie. Une manière de nous rappeler qu'avant d'être une plaque tournante d'un trafic tous azimuts, cette ville et toute la région autour ont une histoire avec un grand H. Un statut qu'elles ont perdu depuis très longtemps. Même leurs propres enfants sont devenus étrangers au patrimoine local. Comment ne pas le dire puisque rares parmi ceux que nous avons rencontrés (et ils sont nombreux) qui pouvaient nous parler de Thevest (l'ancien nom de Tébessa à l'époque romaine) et encore moins des vestiges qui restent. Leurs seuls repères ne dépassent pas les limites de la ville : la porte de Caracala (datant de l'an 212), la Basilique Sainte-Crispine (considérée comme la première martyre du christianisme) ou encore le temple de Minerve (élevé entre 193 et 217). Mais tout ce qu'il y a tout autour dans la région est négligé par tous, du simple citoyen aux autorités locales. Nous avons pu le constater sur place avec la clôture du séminaire international sur l'archéologie qui se déroulait dans l'enceinte de l'université. Nous avons toutefois rencontré un jeune enseignant qui ne pouvait pas cacher son bonheur d'avoir côtoyé des lumières. Cet universitaire (il enseigne au département de sciences économiques), d'une trentaine d'années, a toujours vécu à Tébessa et a dû attendre la venue des archéologues étrangers pour découvrir son histoire. “J'ai été vraiment ravi de voir tout ça de plus près et surtout surpris d'apprendre qu'il y a autant de choses intéressantes chez nous !” Avec enthousiasme, il nous relata le décor paradisiaque qu'il a contemplé et “surtout ce qui m'a le plus surpris, c'est qu'il y avait parmi eux des scientifiques qui nous racontaient avec des détails plus que surprenants, c'est comme s'ils avaient toujours vécu ici alors que c'est la première fois qu'ils mettaient les pieds à Tébessa.” L'importance donnée à ces sites dépasse le côté scientifique. C'est en tout cas ce que pense un enseignant d'un CEM du centre-ville pour qui “la présence de certains parmi ces étrangers est loin d'être anodine. Il y a parmi eux des personnes qui sont ici pour prendre des repères et je suis sûr qu'elles ont l'intention de prendre des pièces archéologiques avec elles.” Voulant être plus explicite, il se livra presque en chuchotant après nous avoir fait entrer dans son bureau : “À environ 130 kilomètres se trouve Beseriani, dans la commune de Negrine, juste aux frontières tunisiennes pas loin d'El-Oued. À l'époque romaine c'était un comptoir sur le chemin menant de Carthage à Lambèse. Elle est à l'abandon et si vous y allez maintenant vous allez voir par terre des pièces de monnaie datant de l'époque romaine. C'est vous dire qu'il y a tout à exploiter et c'est pourquoi ça intéresse plus d'un étranger. Des gens viennent ici avec des plans exacts sur tout ce que le sable a enseveli au fil des siècles et ils savent ce qu'ils cherchent avec exactitude. Je crois que dernièrement les autorités surveillent de plus en plus ce site depuis qu'un mini-chargeur a été trouvé sur place. J'espère qu'ils vont surtout s'occuper de faire des vraies recherches scientifiques par des équipes algériennes”. Estimant vraisemblablement en avoir trop dit et avant de nous demander de l'excuser, il ajoute : “J'ai du travail qui m'attend… Vous savez, en Tunisie, ils ont seulement quelques pierres romaines et ils ont pu édifier autour toute une politique touristique.” S. K.