Malgré tout l'espace temps qui sépare la génération de nos parents, vieillissante aujourd'hui, de celle de l'époque actuelle, de nombreux réflexes ancestraux, transmis par les mères à leurs filles survivent dans de nombreuses régions rurales de la wilaya de Mila, où les deux tiers de la population sont agglomérés en milieu paysan. Cela est surtout valable pour le travail d'argile qui est toujours de mise dans les campagnes de la région. Dans la commune montagneuse de Chigara, nombreuses sont les femmes qui font encore de la poterie traditionnelle leur violon d'ingres pendant la saison de printemps. Les vieilles Cherifa, Messaâd et Zakia, pour ne citer que ces trois bonnes dames, n'entendent pas laisser passer la saison de la poterie, comme elles disent par paraphrase, sans travailler l'argile, soit pour renouveler les poteries ayant été dégradées au courant de l'année, soit pour en faire d'autres réclamées par de nouveaux besoins. Approcher ces dames et causer avec elles pendant qu'elles travaillent, c'est plonger, sans le savoir, dans cette bonne vieille époque, où la valeur sociale d'une ménagère se mesurait encore par le nombre de métiers artisanaux qu'elle maîtrisait, mais c'est connaître aussi, dans le menu, tous les détails du processus de fabrication de la poterie et découvrir tous ces termes, aux sonorités berbères ou arabes, qui désignent chaque pièce à sa forme achevée. En ce début du mois de mai, nous avons eu droit à une rencontre insoupçonnée avec la vieille Cherifa, septuagénaire, que nous avons surprise en train de cuire quelques pièces de poterie, dans un bûcher qu'elle a allumé devant sa maison à Chigara. L'artisane nous résuma le processus de fabrication en quatre moments, à savoir la préparation de la matière première, le façonnage des pièces, l'application des couleurs et des dessins décoratifs et la cuisson. “La première étape commence en mars. L'argile est ramenée à pleins paniers depuis des gisements bien connus. Les mottes d'argile sont ensuite plongées dans de l'eau pendant plusieurs semaines, jusqu'à ce qu'elles se transforment en une seule masse homogène bien malléable. La masse pâteuse de terre reçoit alors les débris concassés d'une vieille poterie afin de lui donner une certaine consistance. Les débris durs qu'on incorpore à la pâte d'argile sont appelés afrour. Passée cette étape, on commence le façonnage manuel de la pièce sur un support, espèce de plaque circulaire fabriquée d'un mélange de terre, de paille et de bouse de vache. Une fois la forme recherchée obtenue, la pièce est exposée au soleil pour sécher. C'est alors que commence le travail de polissage, et dans un deuxième temps, celui de la décoration. Le galbe de la poterie, encore tendre, est égalisé au moyen d'un instrument de roseau, puis on applique les couleurs (blanche et/ou rouge), des teintes qu'on tire de certaines variétés d'argile. Quand les couleurs auront séché, on polit soigneusement la pièce avec une pierre très lisse et, au moyen d'un grossier pinceau fait de poils de chèvre, on réalise les motifs décoratifs, des formes géométriques, espèce de losanges en général, que l'artisane prend tout le soin de réaliser avec application, en les disposant avec harmonie sur le corps de la poterie. Le travail de décoration terminé, les pièces sont à nouveau exposées au soleil, avant la cuisson. Cette dernière opération est réalisée en plein air. Les poteries sont placées sur un lit de bois tapissant le fond d'un trou et recouvertes de bois également. Puis on met le feu au bûcher. Quatre ou cinq heures après, elles sont retirées des cendres. Bien cuites, elles résonnent au moindre heurt. “Ces explications, débitées avec passion et fierté, rappellent étrangement ces scènes peintes, au début des années 1950, par Mouloud Feraoun. Ce qui signifierait que quelque part, un fils continue à lier les aïeux à la génération actuelle. Et c'est toute une tradition qui est perpétuée.