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L'Amérique se déchire et s'interroge
Le dossier noir de la torture la rattrape
Publié dans Liberté le 25 - 05 - 2009

La fermeture problématique de la prison de Guantanamo et la pratique de la torture qui y a été institutionnalisée rythment la vie politique à Washington et alimentent la polémique au sommet. Démocrates et républicains se sont coalisés au Sénat pour refuser au président Obama le modeste budget – 80 millions de dollars – nécessaire au transfert des quelque 240 prisonniers qui y croupissent encore, en vue de la fermeture définitive du “musée des horreurs”.
Droit dans ses bottes malgré le revers parlementaire, Barack Obama confirme son caractère trempé d'homme d'Etat ; il persiste et signe : Guantanamo sera fermé, advienne que pourra, dans les délais qu'il a annoncés à l'occasion de son tout premier acte d'autorité en qualité de nouveau locataire de la Maison-Blanche. fIl entend ainsi laver l'Amérique de l'opprobre, en dénonçant et en interdisant la pratique de la torture, à la fois “inefficace et immorale”. Il n'en fallait pas plus pour que l'artisan de la politique calamiteuse des deux mandats de George Walker Bush, le vice-président Dick Cheney, monte au créneau pour remettre au goût du jour le discours de la peur, dont son Administration s'est servie jusqu'à la nausée, en accusant Obama d'être partisan de “demi-mesures” en matière de sécurité nationale, qui exposeraient l'Amérique “à moitié”. Ce faisant, le mauvais génie de Bush entend à la fois défendre la politique qui a été la sienne et se positionner comme porte-drapeau des républicains dans la perspective, éventuellement, de l'élection de novembre 2012.
Cela semble d'ailleurs lui réussir quelque peu, puisqu'en une semaine, il serait passé de 29 à 35% de bonnes intentions, selon de récents sondages. La polémique ne s'arrête pas là. Le site américain salon.com, largement repris par la presse, est venu l'alimenter en publiant, dans la foulée des échanges acrimonieux entre Obama et Cheney, la liste de treize personnalités officielles responsables, selon les auteurs, du “recours à la torture” dans le cadre de “la guerre contre le terrorisme”.
“LES TREIZE SALOPARDS”
Dans cette liste dite des “treize salopards”, l'ancien numéro 2 de la Maison-Blanche occupe le haut du tableau. Il y est accusé, avec son conseiller puis Chef de cabinet David Addington, d'avoir déterminé au lendemain des attentats du 11 septembre que les lois internationales ne pouvaient pas empêcher les USA de faire appel à la torture, dans le cadre de sa sécurité nationale. Cheney est soupçonné d'avoir lui-même ordonné des actes de torture, tandis qu'Addington s'est fait publiquement le promoteur et le porte-parole de la thèse selon laquelle aucune loi ne peut limiter les prérogatives du président des Etats-Unis, pas même celle qui interdit la torture.
Le président Bush y est aussi cité, même si on estime qu'il a initialement pris ses distances avec les questions liées à la torture, avant de s'en faire l'avocat zélé pour en vanter l'efficacité et la nécessité, notamment en 2006, devant le cas du prisonnier saoudien Abu Zubaydah.
“Le Président s'est contenté de l'autoriser”, dira Dick Cheney en parlant de la torture. Condoleezza Rice, conseillère à la Sécurité nationale puis secrétaire d'Etat, a approuvé le premier recours à la torture contre Abu Zubaydah, en 2002. Elle s'en est défendue plus tard en tentant de nuancer par l'affirmation qu'elle aurait simplement “transmis l'approbation”. Donald Rumsfeld, secrétaire à la Défense, a organisé le déplacement du recours à la torture de la CIA vers l'armée régulière, malgré des voix hostiles qui se sont alors élevées au Pentagone. Il a approuvé sa pratique dans les prisons d'Abu Ghraïb en Irak, de Bagram en Afghanistan et dans le camp de détention de Guantanamo. Un récent rapport bipartisan du Sénat américain le désigne, entre autres, comme le responsable direct de la torture à Guantanamo. Alberto Gonzales, conseiller juridique à la Maison-Blanche puis ministre de la Justice, s'est chargé de donner un vernis légal à la dérive sécuritaire de l'administration Bush en justifiant le viol du cadre des conventions de Genève, par le caractère spécifique de la situation. À côté de ces personnalités politiques de premier rang figurent d'autres, moins médiatiques, mais qui ont été les rouages indispensables dans la conception, la justification et la mise en œuvre de la machine infernale.
Sont cités George Tenet, directeur de la CIA de 1997 à 2004, James Mitchell, psychologue militaire à la retraite considéré comme le père du programme Sere (Survival, Evasion, Resistance and Escape), base des méthodes d'interrogatoire musclé, John Yoo, Jay Bybee et Steven Bradbury du département de la Justice, qui ont joué un rôle prépondérant pour donner bonne conscience à une Amérique fébrile et inquiète, William “Jim” Haynes, conseiller juridique au Pentagone et John Rizzo, vice-conseiller politique de la CIA.
CECI EXPLIQUE CELA
Le poids des accusations et leur nature précise, ainsi que la qualité exceptionnelle des accusés au rang desquels se trouve l'ancien vice-président Dick Cheney, expliquent la célérité et la virulence avec lesquelles a réagi ce dernier au discours du président Obama. Lorsque le Président affirme que la sécurité des Etats-Unis n'est pas et ne doit pas être incompatible avec les nobles valeurs sur lesquelles ils ont été fondés, l'idéologue de l'administration Bush réplique que la sécurité nationale ne peut s'accommoder de détails humanitaires ni de demi-mesures, assumant par là même son propre rôle et celui de ses co-accusés.
La démarche de celui qui commence à prendre l'habit du leader des Républicains est astucieuse : troquer le banc des accusés contre une tribune d'accusateur, inverser les rôles, et contraindre le Président à une attitude quasi défensive. Il sait qu'il peut encore compter sur le sentiment de peur et de vulnérabilité savamment et patiemment inculqué dans l'esprit de l'Américain moyen depuis la catastrophe du 11 septembre. Il sait aussi, sans doute, que dans le camp démocrate les consciences ne sont pas aussi nettes qu'on veut bien le faire croire.
Il est avéré, par exemple, que la présidente démocrate de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, avait été mise au courant dès 2002 des techniques d'interrogatoire mises en œuvre par la CIA, sans élever la moindre protestation. Elle n'est pas la seule dans ce cas. Cela expliquerait-il l'attitude des élus démocrates qui ont opposé une fin de non-recevoir à la requête du président Barack Obama de lui accorder le budget qui lui permettrait la fermeture effective du camp de Guantanamo, et d'honorer ainsi l'une des promesses phare de sa campagne électorale ? Une chose reste pourtant évidente : le débat est lancé.
Il est passionné et passionnant, et il intéresse l'ensemble de la planète. Car, faut-il le préciser, quand de grandes démocraties comme les Etats-Unis se compromettent si ouvertement dans la violation des droits de l'homme, c'est presque un feu vert inespéré pour les nombreuses dictatures, qui peuplent encore le monde, et qui n'en demandent pas tant.


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