Annaba va mal comme tant de villes algériennes. Comment pourrait-elle se porter mieux, sachant que sa base industrielle, composée essentiellement du secteur public, a été détruite, sans que l'investissement privé devienne une véritable alternative ? L'agriculture n'a pas réussi, non plus, à attirer la main-d'œuvre au chômage se trouvant sur un marché du travail qui grossit de jour en jour. La crise du logement, notamment dans la vieille ville et les bidonvilles, a aggravé la situation. Le tourisme, qui aurait pu constituer une solution dans cette belle région, n'a pas réussi à devenir une activité principale, comme ce fut le cas dans la proche Tunisie. Le bel hôtel Mountazah de Seraïdi continue à se plaindre du manque de touristes durant les mois de juillet et août. Le pire, c'est que lorsque vous entrez à El-Kala, en provenance de Tabarka, vous avez l'impression d'entrer dans une ville qui vient de subir une attaque militaire. Les touristes sont absents, et aucune activité culturelle, aucun loisir ne sont visibles. Même les sardines sont absentes des restaurants du port où la saleté règne et où l'on vous propose du poulet, rien que du poulet, en plein été, sur les bords de la Méditerranée amoureuse de la vie, comme les habitants de la ville d'El- Kala et ses jeunes. Et si vous avez un besoin urgent, on vous suggère de vous diriger vers l'ancienne belle église, en face du port, dont une partie a été transformée par les commerçants en toilettes, contre 10 dinars pour chaque personne ! La mer Méditerranée, qui aurait pu être un espace de travail et de vie, a été, au contraire, transformée par les jeunes Algériens en un espace de mort et d'aventure, notamment pendant cette saison, fuyant leur dure réalité sociale et économique, caractérisée par un fort taux de chômage, une crise de logement aiguë, une absence de loisirs, mais pis encore, une absence de perspectives. L'Algérie, dans cette situation, paye le prix de sa démographie politique. Malgré cela, expliquer le phénomène de la harga qui a pris des proportions alarmantes, ces derniers temps, par les seuls arguments économiques ne suffit pas, malgré l'importance des facteurs économique et social. En effet, on a découvert des harragas qualifiés et diplômés, des employés et gens mariés et certaines personnes âgées des deux sexes. Durant les années 70, et même les années 80, les jeunes, qui n'avaient pas besoin de visa pour aller en Europe, n'émigraient pas. Une bonne partie d'étudiants y retournaient après la fin de leur cursus. Que s'est-il passé, alors, en Algérie, pour qu'un grand nombre de nos jeunes décide d'émigrer à ce point si proche du suicide ? La situation économique et sociale des jeunes y est pour beaucoup, mais ne constitue pas la seule explication. Les mentalités des jeunes ont changé, ainsi que la vision de l'autre et de la vie. De nouvelles revendications ont vu le jour que les jeunes n'ont pu exprimer, mais qui constituent une explication au phénomène de la harga. Le jeune du nouveau millénaire n'accepte plus ce qu'acceptaient les jeunes des années 70 qui étaient beaucoup plus intégrés dans des projets économiques, intellectuels et politiques collectifs, proches du pouvoir ou de l'opposition. En fait, le jeune des années 70 ne voyait pas de contradiction entre ses projets individuels et ceux proposés à titre collectif. Les jeunes harragas insistent, dans leurs discours et arguments, sur ce qui est en mesure d'être négociable socialement et ce qui est acceptable socialement, tels que la question du chômage, mais ils ne citent pas les questions liées aux loisirs et à la qualité de la vie qu'ils veulent. Il se peut que ce jeune soit un salafiste ou un religieux assidu, comme cela a été le cas à plusieurs reprises, et qu'il rêve de vivre dans le pays de la guerre sur le modèle des gens du pays de la guerre qu'il voudrait atteindre par les embarcations de la mort, en quittant la maison de l'Islam par tous les moyens. Le jeune harraga n'insiste pas dans son discours, sur la crise sexuelle aiguë qu'il vit, ni sur sa vision de la liberté sexuelle qui l'attend en Italie et en Espagne avec les belles de ces pays dont il est en contact permanent via Internet des nuits durant à partir des cybercafés du quartier au point où l'on peut le considérer comme un polygame virtuel. Le jeune harraga évite d'évoquer son refus d'intégrer les projets des institutions politiques et sociales en place et son refus du jeu politique, ses élites et ses institutions activant au sein du pouvoir ou de l'opposition, et comment ces institutions ont cessé d'être convaincantes à ses yeux au point où il ne veut ni s'y opposer, encore moins les changer. Il veut seulement quitter le pays et laisser le pays à ses propriétaires, comme il dit. Ce pays qui le fait pleurer lorsqu'il entend de ses nouvelles et de celles de ses proches, mais qu'il veut quitter même de façon folle. La harga, qui s'est transformée en projet collectif non seulement au niveau des enfants du quartier, mais auquel participent aussi le frère et la sœur en contribuant à son financement. Ce financement bénéficie aux bandes qui y ont trouvé une manne inestimable, d'autant plus qu'il ne concerne plus les jeunes des villes côtières, mais s'est étendu aux villes de l'intérieur, et son ampleur s'est accentuée durant la période estivale, en dépit de la promulgation de lois criminalisant cette activité. Le harraga que l'on n'a pas assez entendu lorsqu'il parle librement pourrait dire qu'il n'est plus en mesure d'imaginer ses projets individuels et son avenir dans un cadre plus grand, national et collectif. Le travail qu'on lui propose, si vraiment il l'obtient, n'arrive pas à subvenir à ses besoins et à sa vision de la vie qu'il voit à la télévision, qu'il a entendue de la bouche des émigrés, qu'il a lue dans les revues et les journaux ou les sites internet. C'est un travail qui le marginalise, au lieu de l'intégrer. Un travail qui ne répond pas au seuil minimum de ses désirs. Son seul projet reste l'émigration, même sous sa forme suicidaire… Et le plus grand groupe avec lequel il pourrait s'entendre et coordonner son projet individuel reste le nombre réduit de voyageurs qui prendront le large avec lui sur les embarcations de la mort. N. D. Traduit de l'arabe par Azzedine Bensouiah