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Mohand Amokrane Cherifi, expert et ancien ministre du Commerce
« Il ne faut pas moins d'Etat, mais un mieux d'Etat »
Publié dans El Watan le 05 - 03 - 2007

Coordinateur de l'Alliance mondiale des villes contre la pauvreté dans le cadre du programme des Nations unies pour le développement (PNUD) et président de l'Association des fonctionnaires internationaux algériens, Mohand Amokrane Cherifi a été ingénieur à Grenoble (France) puis docteur en économie à Harvard, aux Etats-Unis. Dans cet entretien, c'est en tant qu'expert international ayant assumé des responsabilités nationales au niveau de l'industrie et du commerce qu'il dissèque l'actualité brûlante relative à la nouvelle politique industrielle du gouvernement.
Quelle est votre appréciation de la nouvelle stratégie industrielle du gouvernement ?
Avant de répondre à votre question, je tiens tout d'abord à remercier le MPPI qui m'a invité à participer au Séminaire sur la stratégie industrielle qui vient de se tenir à Alger. Je voudrai aussi exprimer toute ma considération à ceux qui ont contribué à l'élaboration de cette stratégie et à son enrichissement. J'aurais tellement voulu être parmi eux, si mon emploi du temps me l'avait permis, pour partager de vive voix nos expériences respectives. L'élaboration d'une stratégie est un bon début mais il reste beaucoup à faire pour en faire un véritable instrument de développement. Cette stratégie, qui est au stade de projet, est un plaidoyer pour la libéralisation de l'économie avec l'ouverture de l'industrie, existante ou à développer, aux investisseurs étrangers. C'est une démarche risquée car elle fait reposer le développement économique national sur l'apport de firmes étrangères dont la seule motivation est le profit. En se basant sur le contexte international (mondialisation, libéralisation du commerce et des investissements), la stratégie proposée préconise le désengagement de l'Etat (simple rôle de régulation), une ouverture de l'économie au capital étranger et une spécialisation dans quelques branches d'activités présentant, ou aidées à construire, des avantages comparatifs face à la concurrence. Pour l'implantation des investissements, des zones d'activités industrielles intégrées seraient constituées autour des concentrations économiques existantes ou à promouvoir. Des mesures d'accompagnement, portant sur la formation, les infrastructures, la fiscalité, le financement, les procédures administratives faciliteraient ces investissements. Cela étant, le document ne fait pas une évaluation exhaustive du potentiel industriel national existant et ne s'appuie pas sur l'expérience accumulée depuis une trentaine d'années par le secteur public, par les PME et PMI privées ainsi que par la main d'œuvre algérienne. Le cadre de référence privilégié est l'environnement international dans lequel l'industrie est appelée à s'insérer.
Pouvez-vous être plus explicite ?
Cette stratégie porte principalement sur le volet industriel, hors hydrocarbures, hors fabrications militaires, hors industrie nucléaire et énergies renouvelables et n'intègre pas les autres secteurs de l'économie nationale qu'elle est censée entraîner comme les secteurs de l'agriculture, du BTP et les services. En l'absence de la définition d'une politique économique nationale globale qui articule l'ensemble de ces secteurs, la stratégie industrielle se présente comme une addition d'investissements disjoints pouvant avoir plus de liens avec l'étranger qu'entre eux. Elle n'est pas construite autour de l'objectif d'intégration nationale et régionale, pour créer des avantages comparatifs durables mais se positionne dès à présent, bien qu'en situation de relative faiblesse, dans une compétition mondiale, ouverte et inégale, sur le marché national et international. Le document n'est pas centré sur la valorisation des matières premières (pétrolières et minières), alors que la prospection, l'extraction et la transformation locale sont au cœur de toute stratégie industrielle dans les pays disposant de ressources naturelles et visant un développement endogène. Aussi, le document exclut de cette stratégie l'industrie manufacturière alors qu'elle génère de nombreux emplois, contribue à l'équilibre régional du fait de sa répartition sur tout le territoire national et constitue un excellent facteur d'intégration avec le secteur pétrochimique et agricole. Enfin, l'axe essentiel de cette stratégie est l'ouverture de l'économie et le recours à l'investissement étranger direct ou en partenariat comme acteur principal du développement national et voie d'accès à la technologie et aux marchés étrangers, sans indiquer les garde-fous et les limites de cette ouverture. Alors que les pays soucieux de leur indépendance économique, y compris ceux cités à titre d'exemple à suivre, la Malaisie et la Corée du Sud, ont inscrit dans leur stratégie des critères encadrant l'investissement étranger : protection et soutien de la production nationale, interdiction de certains secteurs stratégiques, partenariat minoritaire dans certaines filières, obligation de formation du personnel et transfert effectif de la technologie, intégration locale et exportation totale ou partielle des produits de l'investissement.
Certains voient dans cette démarche un retour au dirigisme des années 70 ?
La présente stratégie qui engage l'avenir économique du pays et les conditions de vie et de travail de la population a été conçue d'en haut et n'a pas été élaborée en partant d'une évaluation objective et complète du potentiel existant et des besoins prioritaires économiques, sociaux, culturels et environnementaux des populations. Elle aurait gagné à être enrichie en élargissant le débat, au-delà des acteurs économiques, aux forces politiques et sociales représentatives ainsi qu'aux collectivités locales appelées à jouer un rôle important avec la décentralisation et l'approche territoriale du développement. Aujourd'hui, il ne faut pas " moins d'Etat " mais au contraire un " mieux d'Etat ", fort de sa légitimité démocratique et de l'indépendance de sa justice, en mesure de résister aux pressions des pays industrialisés et à leur pensée économique, dominante, qui veulent qu'on libère totalement nos marchés et qu'on permette à leurs entreprises, à leurs produits et à leurs emplois de se développer à nos dépens. Car il faut savoir que dans les conditions actuelles de notre économie, l'ouverture totale est un jeu à somme nulle. Ce qu'ils gagnent c'est ce que nous perdons.
Vous avez plaidé à maintes reprises de mettre fin à l'abandon de la souveraineté dans l'économie. A quoi obéit la logique des pouvoirs publics à travers cette nouvelle stratégie industrielle ?
Cette stratégie industrielle centrée sur l'investissement direct étranger aura à terme, si elle n'est pas maîtrisée, des implications néfastes sur tous les plans : sur le plan politique, ingérences étrangères pour défendre leurs intérêts dans le pays ; sur le plan sécuritaire, contrôle de certains secteurs sensibles touchant à la défense nationale ; sur le plan économique, perte du pouvoir de décision sur les ressources et les moyens de production nationaux ; sur le plan social, perte d'emplois générés par la disparition de pans entiers de l'économie publique et privée locale en l'absence de protection ; sur l'environnement, non-prise en considération de sa préservation, et enfin sur le plan culturel, il induira la promotion de l'individualisme et le recul de la solidarité. L'expérience a montré que l'investissement direct étranger ne transfère pas réellement sa technologie qui est l'essence même de son existence et de son profit. La technologie s'acquière et ne se donne pas. Ce type d'investissement est volatile. Il obéit à des propriétaires basés à l'étranger, licencie et se délocalise en fonction de ses intérêts financiers immédiats, sans tenir compte des considérations économiques et sociales locales. Le paradoxe de l'histoire est que la colonisation s'est faite par des moyens militaires pour la captation des ressources et du marché national. Le peuple a payé un prix fort pour libérer le pays et construire les bases de son indépendance économique. Et voilà que l'on ouvre la voie aux mêmes intérêts pour la reconquête de ces ressources, l'appropriation de cette base économique et de ce marché de biens et de services, avec la triste illusion qu'ils vont nous aider à développer notre pays, sans mesurer les risques que cela représente pour l'indépendance du pays et le bien-être de sa population.
Que faire alors ?
Il ne faudrait pas en rester là. Il faudrait construire, au-delà d'une stratégie touchant le seul secteur industriel, une véritable alternative économique et sociale globale et durable basée sur le potentiel national existant et axée sur la valorisation des ressources nationales, la préservation des secteurs stratégiques, la construction d'une économie indépendante avec les moyens publics et privés nationaux, l'intégration nationale puis régionale pour créer les meilleures conditions d'une intégration internationale progressive et contrôlée, avec un seul objectif : l'amélioration du bien-être de la population dans toutes les régions du pays. L'Etat et ses collectivités locales renforcées par la décentralisation, l'entreprise algérienne publique et privée, mise à niveau et soutenue sur le marché national et à l'exportation, les cadres nationaux et les partenaires sociaux, sont les leviers principaux sur lesquels il faudra réellement compter pour développer l'économie nationale.


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