Malgré ses potentialités, le monde musulman est en crise. Même si la situation est hétérogène et que, de la Turquie à la Malaisie et de l'Indonésie à l'Algérie, des expériences encourageantes sont enregistrées, cette aire géopolitique apparaît sous-développée. Sont visibles des maux sociaux et des pratiques rétrogrades. Pour aider l'Etat, peu de forces de propositions éclairées arrivent à se mettre en place. C'est surtout les extrémismes qui s'opposent à des systèmes sclérosés. Même si la crise du monde arabo-musulman n'est pas isolée, que la politique du deux poids, deux mesures est inique, et que nous avons le droit de refuser la suffisance avec laquelle des Occidentaux parlent du monde musulman comme si ce monde était inférieur, susceptible de n'accéder à une possible dignité que dans la mesure où il se rapproche de l'Occident, on ne peut se limiter à accuser les complots étrangers. L'image des musulmans est déformée d'abord à cause, à la fois, de comportements contradictoires, d'actes irrationnels qui usurpent le nom de l'islam, de l'absence de prise en compte de règles universelles en matière politique et de par la marginalisation des élites du savoir, qui ont laissé le champ libre. La voix de musulmans dignes de leurs hautes traditions, non pas “modérée”, qualificatif faible, mais celle de l'interprétation, du savoir, de la hauteur de pensée, est peu entendue. À force de tout ramener à une violence injustifiable du monde dominant, on oublie ce qui reste à faire pour que la société arabo-musulmane ne prête pas le flanc et tienne sa vraie et digne place dans le monde. L'Occident moderne, qui s'appuie avec raison sur la science et la technique, s'est formé dans une métamorphose problématique du rapport général au monde et l'Orient ne peut succomber ni à ses injonctions ni se replier. Il est vital que ce qui apparaît comme monde occidental et monde musulman, liés, coopèrent et déconstruisent le regard erroné qu'ils ont l'un de l'autre. Faute de ce nécessaire travail pour aboutir à des symbioses et à des relations internationales fondées sur le droit, c'est le pari du pire qui transforme une relation fondamentale en une logique de rivalité vouée à l'échec. Pourtant, nul n'est supérieur à l'autre, si ce n'est dans la capacité, selon les phases historiques, à produire du développement. Le monde musulman, malgré la force et la pertinence de ses valeurs, est aujourd'hui mis à rude épreuve. Il a besoin d'une élite qui soit capable de diagnostics et de remèdes et non point de bricolages superficiels. C'est au niveau des rapports entre l'Etat et la société que les réformes décisives attendent d'êtres menées. Les peuples refusent un progrès mutilé, sans morale et sans sens, ou au contraire une éthique sans avancées économiques et politiques. Le Coran, la raison et le bon sens exigent de l'élite d'être engagée et juste, au service de l'intérêt général. Ce sont ces qualités que le Prophète et les grands hommes ont enseignées. Comment former une élite, pour sortir des pièges des oppositions stériles, de la démission et réapprendre à vivre de manière réfléchie au service de la patrie ? La culture et la spiritualité ne doivent pas être l'attribut des ignorants. Il s'agit de dénoncer les attitudes qui prolongent le désastre qu'elles prétendent surmonter. Quelle est la position à prendre ? Forger une élite, dont notre époque a tant besoin, sur la base de dimensions que les normes universelles préconisent : 1- justice, 2- tolérance, 3- l'esprit d'interprétation. La désorientation est générale, faute de priorité au savoir et d'un projet cohérent. Il est urgent de retrouver le comportement des élites du savoir, car les campus universitaires sont désertés et les partis politiques sont souvent squattés par les opportunistes. Réhabiliter le politique et la culture du débat est la voie du renouveau. Le problème excède les limites d'une catégorie sociale, les intellectuels, mais concerne le statut juridico-politique des citoyens. Les intellectuels ont le devoir de participer au devenir. En recherchant le vrai, le beau et le juste, par devoir, au service de l'Etat, ils s'impliquent pour responsabiliser et humaniser. Les actes et les paroles des élites permettent souvent de mettre fin à la domination des récits des idéologies fermées, qui limitent les humains et prétendent donner des explications définitives de l'histoire humaine. Les récits sur l'émancipation, sur la base de la force, de la richesse, ou de la race, du libéralisme sauvage, ou de l'instrumentalisation de la religion, transformée en idéologie, doivent êtres contestés par le modèle des intellectuels de la critique constructive, d'une élite fondée sur la ligne médiane, le bien commun, autant moral que matériel. Le système mondial dominant manipule les extrémismes et amplifie leurs effets, cela fait partie d'une campagne de désinformation stratégique. Il y a un abîme qui sépare la civilisation musulmane, qui fonde sa ligne sur la piété, le savoir et la droiture, et les deux modèles déshumanisants qui occupent le devant de la scène : un système mondial qui dépolitise et suscite une marchandisation de l'homme et celui des ignorants qui figent la religion. Dans le contexte de la crise qui perturbe les repères du monde musulman, le paradigme politique de la société musulmane actuelle, au lieu d'être celui de la Cité cultivée et ouverte, communauté de juste milieu, qui aspire à la symbiose entre authenticité et progrès, semble être celui de la lassitude. Pourtant, l'émergence est possible, surtout dans un pays clef comme l'Algérie, fort du Message de Novembre, riche de ses potentialités humaines, ses ressources naturelles et sa position géostratégique incontournable. Aucun doute ni pessimisme ne doivent subsister, il reste un avenir. M. C. *professeur des universités www.mustapha-cherif.net