Le rapport de force entre le Nord et le Sud ne cesse de se détériorer en défaveur de ce dernier. Des menaces et des incertitudes planent et certaines puissances veulent imposer leur domination de manière encore plus brutale. Dans ce contexte, la théorie du choc des cultures semble gagner des points. Un grand atout entre les mains du Nord: un sens rationnel du travail, sur la base de la priorité à l'économique, au savoir et à la connaissance scientifique. Il est temps d'investir sur le travail de l'exercice de la raison. Même si des critiques doivent êtres adressées au système qui produit des richesses mais aussi du chômage et de l'injustice. Il a fallu attendre le XIXe siècle pour que se constitue le travail économique moderne et le XXe siècle pour qu'il accentue son rythme. Paradoxalement, cette accélération correspond aussi à la division du monde entre les pays développés du Nord et les autres pays. A ce jour, loin de s'être atténué, l'écart entre ces deux catégories ne cesse de s'aggraver; il provoque des tensions au sein du système capitaliste, qui s'est constitué en système mondial. Du fait de l'apparition de secteurs de pauvreté au sein du monde développé, de déséquilibres et de contradictions au centre même du système libéral, notamment dans sa version néolibérale, une remise en cause du désordre économique mondial se développe par des voies diverses, souvent inattendues. Même si le monde du Sud est hétérogène et pluriel dans ses catégories et dans ses institutions, même s'il lui est difficile de s'organiser et de proposer des alternatives crédibles; de par ses richesses et son patrimoine, il reste néanmoins un partenaire important pour la recherche d'une altermondialisation, d'un autre rapport au travail et d'un autre vivre-ensemble. En effet, ni la philosophie des sagesses traditionnelles, ni la vision économique qui se dégagent des expériences spécifiques, ni les caractéristiques des sociétés du Sud, heureusement, ne sont favorables à la rupture entre la liberté et la justice, aux dérives du libéralisme et à la logique de l'économisme qui domine la mondialisation. Mais il y a lieu de retrouver de la rigueur. Du besoin de se réformer De ce fait, l'idée d'une troisième voie -ni capitalisme sauvage ni collectivisme où certains voient les deux faces de la même figure matérialiste- avait fait son chemin au cours du XXe siècle. Il ne s'agit pas de se demander seulement quelle autre voie emprunter aujourd'hui. Scientifiques et praticiens doivent tenter de répondre à cette question majeure: comment sortir de l'horizon sans avenir de l'esprit mercantile et de la volonté de puissance et de jouissance, qui impose le mythe selon lequel, ni projet, ni raison, ni fond ne soutiennent le monde? Et en même temps, comment sortir des impasses des systèmes usés et inefficaces au Sud? D'autant qu'il n'est pas possible de faire des concessions à un système occidental puissant et faustien, opposé aux valeurs différentes qui fondent l'existence des peuples du Sud. Reste à ce Sud à se réformer, car il est sclérosé sur nombre de points. Il n'y a pas de démocratie politique sans démocratie économique internationale et cultures vivantes et vice-versa. Ce principe, les peuples du Sud et bien d'autres l'admettent aisément. La mondialisation, telle qu'elle se présente, privilégie le laisser-faire, le laissez-passer commercial, sur la base de la priorité à ceux qui produisent et créent, sans tenir compte des spécificités des autres. Sur des questions de justice et de sens, le monde du Sud peut contribuer à repenser la question de la solidarité sociale, de la division du travail et de la redistribution des richesses sur la base de ses spécificités: c'est d'ailleurs le plus souvent à partir de sa périphérie qu'un système évolue. Une entreprise capitaliste qui produit des richesses, du travail et participe au développement de la société et de la recherche scientifique est un bien; cela n'est aucunement contesté. Cependant, la richesse, avec comme seul but le profit et l'accumulation, et qui produit du chômage contredit le sens du monde, tel que signifié à la fois par la pensée moderne critique et par les civilisations. De plus, le développement inégal et les règles du jeu imposées par l'ordre capitaliste suscitent dans le monde tantôt un sentiment de désordre et d'inquiétude générateur de résistance, tantôt une tentation de dépendance et de suivisme. Les Arabes, par exemple, ont souvent été des commerçants; leurs sociétés étaient attachées à la propriété privée, mais influencées par des valeurs morales comme la primauté du sens (en sachant, encore une fois, que tout n'est pas sens), la justice sociale, l'interdiction de l'usure, la limitation des besoins. En ce sens, nous disent des spécialistes comme l'économiste, Samir Amin ou l'orientaliste Maxime Rodinson, elles n'ont pas été des sociétés capitalistes où les valeurs marchandes écrasent parfois les principes de la vie humaine. Le rôle d'intermédiaire joué par les pays de la rive sud de la Méditerranée entre les régions du monde, Asie, Afrique, Europe, a décliné avec le transfert des centres de gravité de l'économie, la primauté au travail émietté et les découvertes scientifiques. Les conditions nécessaires au développement du capitalisme, l'accumulation du capital argent et la prolétarisation ne sont apparues en rive Sud qu'au XXe siècle. Du fait des orientations culturelles et des spécificités historiques et sociales du monde musulman, il n'y a pas eu d'exclusion à grande échelle de populations, ni de réelle formation d'un prolétariat, ni de monopole en matière de capitalisation de l'argent, ni d'appropriation privative exclusive des moyens de production. Il faut aussi souligner que le monde de la rive Sud a constitué une entité civilisationelle cohérente et florissante six siècles environ, du 8e au 14e, lorsque l'ouverture sur le monde et la vigilance étaient de mise, renforcées par le travail rigoureux, une culture vivante. Sa fragilité économique en face des bouleversements a tenu, pour une large part, au rôle mineur qu'y jouaient l'agriculture, sauf exception, et la dimension pratique des recherches. Il suffisait donc que les échanges périclitent pour que les Etats, les villes et la vie nomade soient en péril. Aujourd'hui, dans le contexte de la mondialisation, faute de reformes approfondies et de valorisation de la culture du travail, les ressources dépendent principalement de richesses naturelles et de facteurs internationaux aliénants. Même si elle est naturellement adoptée par les pays du Sud, faute de modèle alternatif, l'économie de marché ne règle visiblement pas les problèmes de la justice sociale, de l'émancipation, du développement dans tous les sens du terme, si une culture du travail bien fait, l'amour du travail et le respect de l'Etat de droit et des autres citoyens ne dominent pas. En conséquence, des expériences locales respectant à la fois les besoins propres, l'environnement, la compréhension spécifique du développement et la remise au travail des forces vives méritent d'être engagées, dans le cadre d'une coopération et d'un partenariat inscrit dans la durée, par des chercheurs et praticiens des deux rives. Pour l'avenir des relations internationales et les rapports entre le Nord et le Sud dans le cadre de la mondialisation, il faut pratiquer l'autocritique et dire, sereinement, ce que nous pensons du présent et des perspectives du vivre-ensemble. Cela exige un point de vue qui garde le cap sur l'essentiel, c'est-à-dire une juste division internationale du travail, préoccupation réelle et légitime de tous les peuples. Les écueils sont immenses, la marge de manoeuvre et les possibilités de peser sur la réalité et de répondre à ce besoin fondamental ne sont pas données d'avance, certains veulent limiter les pays du Sud à des tâches d'exécution, et la conception, et la recherche développement restant l'apanage du Nord. Mais il n'est pas impossible de progresser en la matière, si, au niveau mondial, le partenariat, la coopération et le dialogue dominent, plutôt que l'unilatéralisme. Un premier constat, fondamental, s'impose: le monde moderne, fondé sur le libéralisme sauvage, la société de consommation et l'économisme, dérive. Malgré des richesses et moyens sans précédent, la crise a atteint un seuil alarmant, trop de pauvretés, d'inégalités, de violences. Malgré de réelles opportunités, la mondialisation économique se présente sous les figures du monopole du savoir, de l'injustice et de l'insécurité. En effet, les inégalités s'aggravent à la fois au sein des sociétés et entre les différentes régions du monde, entre les pays développés et les autres, même si des progrès notables et des formes réelles de modernisation sont enregistrés dans nombre de sociétés du Sud en voie de développement, même si des absurdités persistent, qu'il faut corriger. Paradoxalement, les aides au développement se réduisent et représentent en moyenne un misérable 0,2% du budget des pays riches, et les politiques financières et économiques des institutions internationales ne prennent pas suffisamment en compte les objectifs d'indépendance, les spécificités et la dignité des gens. Le grand écart Le tiers-monde, pour des dizaines de pays, est devenu un quart-monde et la précarité s'y transforme en extrême pauvreté. De tiers à quart, c'est presque le monde zéro, c'est-à-dire une sorte d'absence de monde que nous avons sous les yeux. Les écarts entre pays riches et pauvres atteignent une différence de 1 à 10, ils sont souvent incomparables, lorsque n'existent même pas l'accès à l'eau potable, une ration alimentaire minimale ni la moindre possibilité de soins. Nous assistons, au Nord, à la création de richesses et à une politique de sociétés de consommation illimitée, sans maîtrise des besoins et, au Sud, à la paupérisation de nombre de populations dépourvues des bases mêmes d'une vie décente, confrontées parfois aux contraintes de la nature et souvent à l'exploitation, au pillage et à la domination, directs ou indirects. Au Sud, des formules comme le Nepad, ou des systèmes d'aides sous les formes de microcrédits pour créer des solidarités, même fragiles, sont des signes encourageants. Les citoyens du Nord, travaillent rationnellement et intensément, s'impliquent comme acteurs de la vie civile et politique et ne confondent pas les différentes sphères de l'existence, la dimension publique à celle de la dimension privée, respectent les règles du jeu, et fondent leur vie sur la raison et l'autonomie. Ce sont des sources importantes du développement. Mais la logique marchande, égoïste et sans fond moral crée des risques de déshumanisation. Au Sud, les citoyens restent attachés à des valeurs morales, de dignité et de justice, mais la modernité, la rationalité et l'efficacité restent faibles, compte tenu de facteurs multiples, politiques et culturelles. Des pays comme l'Algérie disposent de tous les atouts pour faire face aux défis, c'est une urgence, car les relations internationales deviennent de plus en plus marquées par la loi du plus fort. www.mustaphacherif.com