À part cireur de souliers, gardien de voitures ou vendeurs de cacahuètes salées dans les bistrots les samedis soir, l'Algérien n'avait pas d'autre choix pour survivre dans les années 1950 que de compter sur sa carrure.S'il était bâti comme une armoire normande et qu'il avait la chance d'habiter une grande ville du littoral, il pouvait monnayer ses muscles en qualité de docker au port quand les vraquiers encombraient les quais ou de manœuvre dans l'un des deux hauts fourneaux de la région. Il n'y en avait pas trente-six à l'époque : celui de Ducros et celui de la Cado. Le premier était une méchante fonderie qui a cassé plus d'un homme et le second, une cimenterie offerte par les Américains. La Cado…, il y a au moins trente ans que je n'ai pas entendu prononcer ce non-là. Au début, je croyais que c'était un hameau à la sortie d'Oran comme Sainte Clotilde, St Leu ou St Rock et je me suis rendu compte avec le temps qu'il n'y avait pas de village la Cado et que la Cado était un ensemble industriel construit en rase campagne qui employait des centaines de travailleurs d'Oran et de Zahana, un bourg limitrophe. Face aux hauts fourneaux, gracieusement montés par les dollars du sénateur Marshall, un embryon de cité est né sur l'autre côte de la nationale. Tout y est gris. Les palissades, les feuillages, les volets, les portes, les troncs d'arbre. La fumée d'usine a dû déverser sur la petite agglomération des tonnes de suie. Sans bruit, jour après jour, pendant des années.“C'est pas grave, l'essentiel est qu'elle donne du travail à nos enfants”, mais lesquels ? Ceux d'Oran, qui ne sont qu'à 30 km du combinat, ou ceux de Sidi Bel-Abbès, qui n'en sont qu'à 40, ou ceux de Mascara dont il dépend administrativement ? Et pourtant c'est dans cette curieuse poche géographique coincée entre deux wilayas-major qu'est né un jour un grand monument de la révolution armée : Ahmed Zabana. Il fera ses premières armes à la Cado où il était tourneur en fabriquant secrètement une bombe artisanale. C'est à Zahana que sa dépouille sera enterrée. C'est à Zahana également que les anciens de la Cado, épuisés par l'âge et le travail, viendront mourir et finir leurs jours. C'est à Zahana enfin que des cadres de la Cado, appelés pour leur compétence, dirigeront souvent les rênes de la commune. Tout ce monde est parent ici, on est soit un peu cousin, soit beaucoup beau-frère, soit un zeste voisin de douar. C'est la raison pour laquelle l'étranger ne s'arrête jamais au village. Même la nationale le contourne et les Zahanis ont appris depuis longtemps à lui tourner le dos. Comme ils tournent le dos à tout ce qui vient d'ailleurs et dans lequel ils n'ont aucune place. M. M.