Il est évident, aujourd'hui, que le rapatriement de l'agent secret impliqué dans l'affaire Lockerbie n'est pas associé à des considérations humanitaires. Des révélations du journal The Sunday Times font état de la conclusion d'un deal entre les Etats britannique et libyen. Dans cet accord, Londres a accepté la condition de Tripoli d'assujettir la ratification d'un contrat de BP — d'un montant de 15 milliards de livres, portant exploration de gisements d'hydrocarbures sur les côtes libyennes — au transfert d'El-Megrahi. La realpolitik ne s'encombre guère de morale. Dans l'affaire El-Megrahi, du nom de l'ancien agent secret libyen qui vient d'être libéré par les autorités écossaises et autorisé à rentrer dans son pays, le gouvernement britannique a montré qu'il est toujours prompt à céder sur les questions de droit, lorsqu'il s'agit de défendre et de promouvoir ses intérêts économiques. Accusé et condamné pour avoir été l'exécutant de l'attentat de Lockerbie — une province écossaise où un avion de la compagnie américaine Pan Am s'est écrasé en 1988, entraînant 270 morts parmi les passagers et la population au sol —, Abdel Basset Ali Mohamed El-Megrahi est retourné libre en Libye le 20 août dernier. À sa descente d'avion, il a été accueilli comme un héros par la foule en liesse. Le lendemain de son arrivée, le président Mouammar Al-Khadafi lui ouvrait ainsi qu'à sa famille les portes de sa résidence. Face aux caméras de télévision, le chef de l'Etat libyen affichait le sourire d'un vainqueur, ne manquant pas toutefois d'exprimer sa gratitude à l'égard de Londres et d'Edimbourg. Au même moment, son fils Seïf El-Islam jetait un pavé dans la mare en dévoilant l'existence d'un deal ayant prévalu dans la libération d'El-Megrahi. Il évoque la signature de contrats commerciaux se chiffrant à des milliards de livres. Aussitôt, sa déclaration soulève un tollé à Londres et à Washington. Les familles des victimes sont outrées. Avant même que cette information ne soit divulguée, des proches des victimes se sont élevés contre la remise en liberté d'El-Megrahi. Le président américain Barack Obama a également exprimé son hostilité, s'élevant contre l'élargissement d'un assassin. Pour anticiper ce genre de réactions, le gouvernement britannique a fait en sorte de clarifier les raisons “exclusivement humanitaires” pour lesquelles il a décidé d'affranchir l'agent secret libyen de sa prison écossaise. Londres aurait ainsi satisfait le vœu d'El-Megrahi, que l'on dit atteint d'un cancer de la prostate en phase terminale, de finir sa vie auprès des siens. C'est en survêtement, le visage émacié et la main appuyée sur une canne, que le principal protagoniste de l'attentat de Lockerbie est monté dans un jet privé que l'Etat libyen a mobilisé pour lui. À ses côtés, se tenait Seïf El-Islam Al-Kadhafi. C'est encore lui qui l'escorte à sa sortie d'avion, à Tripoli. L'énigme El-Megrahi Cette fois, El-Megrahi a tronqué son jogging contre un costume. Il n'a plus l'air d'une personne malade, mais de l'enfant prodige qui retourne au bercail. La disparition soudaine des signes de la maladie de son visage fait jaser les médias britanniques. Pour certains, le cancer d'El-Megrahi serait une pure illusion. Dimanche dernier, l'envoyé spécial de la chaîne de télévision Channel 4 ironisait sur son hospitalisation dans un établissement de Tripoli, en confiant avoir aperçu dans sa chambre un plateau repas garni de victuailles, en prévision du ftour. “Une personne atteinte de cancer ne doit pas avoir autant d'appétit, normalement”, faisait remarquer le journaliste, avec une pointe de malice. Alors, malade ou pas malade ? Au fil des jours, l'énigme El-Megrahi alimente la chronique. Le silence du Premier Ministre Gordon Brown sur cette affaire fait enfler la polémique. Dans sa dernière livraison dominicale, The Sunday Times a enfoncé le clou en confirmant et détaillant le deal commercial qu'Al-Kadhafi Junior a dévoilé. Sous le titre “L'auteur de l'attentat de Lockerbie libéré pour du pétrole”, le journal a retracé tout le processus des négociations ayant amené le gouvernement britannique à accéder à la demande de Tripoli de libérer son agent secret, contre l'acceptation par Al-Kadhafi d'accorder à British Petroleum des privilèges dans l'exploitation de gisements pétroliers dans le pays. The Sunday Times fonde son scoop sur des correspondances entre de hauts responsables britanniques, dont l'actuel ministre de la Justice, Jack Straw. En 2007, ce dernier adressait un courrier à son homologue écossais Kenny Mac Askill, dans lequel il lui faisait remarquer qu'il est “dans l'intérêt suprême du Royaume-Uni” d'autoriser El-Megrahi à retourner en Libye. Cet intérêt suprême fait référence à un contrat d'exploration de gisements d'hydrocarbures — en mer Méditerranée — d'un montant de 15 milliards de livres que BP avait peine à conclure avec le gouvernement libyen. Tripoli ayant assujetti la conclusion de ce deal au rapatriement de son ressortissant. La même année, les deux pays signaient une convention de transfert de détenus. À l'époque, l'opposition et les médias se sont demandés si cet accord n'était pas prétexte à l'extradition d'El-Megrahi. Downing Street avait réagi promptement en affirmant que cette convention ne s'applique pas à lui. Ce qui, bien évidemment, a irrité le colonel Al-Kadhafi. Furieux, celui-ci ajourne la signature de l'accord d'exploration avec BP. Les négociations qui débutent en mai 2007 piétinent, contraignant Londres à faire volte-face. “J'ai tenté d'exclure El-Megrahi de l'accord sur le transfert des détenus. Mais je n'ai pas réussi. Les négociations avec la Libye ont atteint un stade critique. Dans l'intérêt suprême du Royaume-Uni, j'ai accepté que l'accord de transfert des détenus ne soit pas exclusif”, écrivait Jack Straw à Kenny Mac Askill, le 19 décembre 2007. Six semaines plus tard, le contrat BP était ratifié. En mai de cette année, la convention sur le transfert des détenus, dans sa nouvelle version, a également reçu l'approbation des Etats britannique et libyen, permettant à Tripoli de demander officiellement le rapatriement d'El-Megrahi. Réagissant à ces informations, M. Straw a formellement démenti l'existence d'un deal. Auparavant, un porte-parole du ministère de la Justice a nié que le cas El-Megrahi ait pesé d'une manière ou d'une autre sur l'aboutissement du contrat de BP. Selon lui, le transfert du détenu libyen obéit uniquement à des considérations humanitaires. Cette version de moins en moins crédible est remise en cause par plusieurs voix. Emboîtant le pas à Seïf El-Islam Al-Kadhafi, Sir Richard Dalton, ex-ambassadeur britannique à Tripoli et membre influent du conseil d'affaires britano-libyen, considère que les questions d'ordre politique ont lourdement influé sur le sort des négociations dans le domaine commercial, celui des hydrocarbures notamment. BP, le premier concerné dans ce scandale, s'est empressé à son tour de tirer son épingle du jeu en assurant que son contrat a été conclu en dehors de toute injonction politique. “Il est sûr que la mort d'El-Megrahi en prison en Ecosse aurait eu de sérieuses répercussions sur les relations économiques entre la Libye et le Royaume-Uni”, réplique Saâd Djebaar, un avocat libyen, dans les colonnes du Sunday Times. Une perspective aussi funeste aurait réduit à néant les efforts accomplis par Londres depuis quelques années pour réinvestir le marché libyen. Le premier pas avait été accompli par l'ancien locataire de Downing Street, Tony Blair, lors d'une visite à Tripoli en 2004. Ce séjour avait pour objectif de réhabiliter le régime d'Al-Kadhafi sur la scène internationale. Comme récompense, BP obtenait trois ans plus tard la signature d'un contrat d'exploration avec la compagnie libyenne des hydrocarbures. Depuis, les responsables britanniques se sont évertués à promouvoir leurs intérêts économiques dans la Jamahiriya. Lord Mandelson, ministre chargé des Affaires, est réputé pour son rôle prépondérant dans la promotion des opportunités d'investissement en Libye. Il serait ainsi l'artisan de rapprochements entre des hommes d'affaires influents comme le banquier Lord Jacob de Rotchild et Seïf El-Islam Al-Kadhafi. Le fils aîné du président libyen est sur le point de bâtir un empire médiatique à Londres, dont une chaîne de télévision. En attendant, à Tripoli, son père savoure son triomphe diplomatique au cours de festivités grandioses, marquant la quarantième année de son accession au pouvoir. Embarrassés par le scandale El-Megrahi, beaucoup de chefs d'Etat occidentaux se sont abstenus d'assister à cette célébration. Au Royaume-Uni, le gouvernement tente encore de sauver la face. Lundi dernier, les autorités écossaises ont annoncé la publication imminente de documents justifiant la libération du Libyen pour des raisons médicales, dont des comptes rendus d'entretiens entre ce dernier et le ministre de la Justice Kenny Mac Askill, à l'intérieur de la prison de Greenock. Affaire à suivre.