Interroger la société et esquisser des lectures qui dépassent les évidences, sur pourquoi et comment des instances fonctionnent ou pas, régressent ou progressent, est une tâche intellectuelle. Dans le monde, il y a une inflation de discours sur le religieux, avec des accents contradictoires d'apologie et de dénigrement. Peu d'analystes arrivent à prendre du recul et discernent. Le retour aux pratiques pieuses signifie que la foi, pour les musulmans, reste vitale, l'homme ne se nourrit pas que de pain, mais faute de compréhension juste du Message religieux, dans un contexte de vide culturel, la religion devient un refuge, une pratique formaliste, qui enferme au lieu d'épanouir. La prolifération de discours passéistes et superficiels perturbe les repères de ceux qui ne disposent pas de connaissance et nuit à ce qu'ils croient défendre. On assiste à des comportements infantiles, marqués par l'inculture, l'intolérance et l'incivisme. Les dérèglements des comportements et la dévalorisation du savoir sont en contradiction avec les valeurs spirituelles. La responsabilité des croyants est engagée, face à ces enjeux culturels, afin qu'ils ne détruisent pas de leurs propres mains leur demeure, selon l'expression coranique. Il y a un siècle, des réformateurs affirmaient : “Le musulman est parfois une manifestation contre sa religion”. La situation a peu évolué, alors que le monde a changé. Les séquelles de la colonisation, la sécheresse des idées, une approche idéologique du fait spirituel et culturel et la pratique des monopoles, expliquent, en partie, le retard en matière de développement. Il est urgent de mettre fin au syllogisme, comme l'a démontré Malek Bennabi : “L'Islam est la religion parfaite. Or, je suis musulman. Donc je suis parfait.” Rien n'est donné d'avance et tout doit se mériter, notamment sur la base du savoir. D'un autre côté, des franges de la population, soucieuses de sortir de la tradition sclérosée, attachées exclusivement à la satisfaction des besoins immédiats, confondent permissivité et liberté, émancipation et perversion. Ils pratiquent éperdument le mimétisme de l'Occident, non pas celui des prodigieux acquis liés à l'exercice de la raison, mais sur ses aspects faustiens, consuméristes, versant dans la dépersonnalisation. Dans les deux cas, face à l'hégémonie du système libéral mondial dominant, les deux réactions, intégrisme pour les uns, et intégration pour les autres, ratent l'essentiel : l'intégrité. Il y a lieu de retrouver des bases culturelles mesurées, consensuelles, liées à la marche du temps, pour forger une société médiane, équilibrée, afin de mettre fin à l'ignorance, aux excès et dérives. Cela est encore possible, d'autant que l'arabo-berbère est “Race de Nature”, jil t'abiï, c‘est ainsi qu'Ibn Khaldoun le définissait. Dans le monde musulman, il est urgent de débattre, hors de tous les dogmatismes théologiques et politiques, afin que les valeurs spirituelles ne soient ni instrumentalisées, ni marginalisées. Le Ramadhan devrait être un temps fort pour l'élite intellectuelle, en vue de contribuer à l'éveil de la société, à l'éclairement des regards aveugles et au refus de l'impuissance. Le jeûne signifie abstinence, imsâk, exaltation, rifa, et élévation, aâla, parce qu'il humanise et élève en degré. L'intellectuel doit appréhender les défis du siècle avec lucidité, confiance en son legs civilisationnel et ouverture aux progrès de notre temps. Il s'agit de réduire l'écart entre l'idéal et le concret et rattraper le retard accusé dans le domaine scientifique. Dans un monde où, selon des courants politiques, “l'homme est un loup pour l'autre homme”, éduquer c'est appeler à la vigilance, civiliser, apprendre à raisonner, assumer le vivre ensemble, sans distinction de race, de culture, de religion. Les intellectuels doivent montrer qu'il est possible de se dépasser, de disposer d'une vue claire des enjeux. Leur rôle est triple : 1- éduquer, élever, éveiller ; 2- être à l'écoute du peuple, devenir le relais de ses aspirations, trier celles porteuses de progrès et les faire valoir ; 3- Questionner et prévoir les transformations, les opportunités et les menaces. Permettre à la Nation de se développer, de renforcer son identité et de préserver sa souveraineté. L'intellectuel n'est pas celui qui se limite à dénoncer ou à transmettre un héritage, mais qui est capable d'énoncer des idées, des projets, des propositions nouvelles. Dans le monde arabe contemporain, bien qu'il ne soit pas monolithique, il est difficile de dépasser les mythes et les dogmes dominants, de faire passer des idées nouvelles et des critiques. Raison de plus pour redoubler d'efforts. Par fidélité à la voie du Prophète, les savants musulmans, durant des siècles, ont dialogué avec les savants des autres civilisations, traduit et commenté leurs œuvres. Le travail des élites consiste aussi à humaniser la société, qui n'est pas angélique, mais traversée par des tensions, confrontée à l'adversité. La plupart du temps, notamment lors des périodes des pouvoirs éclairés, les intellectuels œuvrent pour consolider les acquis et corriger les dérives. Ce que veulent les citoyens c'est un Etat de droit. Les intellectuels doivent y contribuer par leur engagement critique et non pas leur mutisme. Les sociétés qui dévalorisent les notions de débat, d'effort et de maîtrise de soi, sont portées par des formes multiples de violence. L'adversité et la dureté du monde sont des épreuves qu'il faut cerner, afin de corriger les comportements égoïstes, extrémistes et favoriser le vivre en commun. Les intellectuels savent que la parole libre est préférable à l'indignité. Ils tentent de rétablir les liens sociaux brisés par les tensions inhérentes à l'immobilisme, à l'injustice ou à l'évolution non maîtrisée. L'intellectuel vise une société du lien social et une culture qui allie unité et pluralité. Le Prophète a dit : “Vous me questionnez sur les pires d'entre les croyants ? Les présents ont dit : Oui, certes ô Envoyé de Dieu ! Il a dit : Les pires sont ceux qui s'installent en solitaires, violentent leurs administrés et interdisent les secours. Voulez-vous que je vous indique qui sont pires? Il a dit : Ceux qui détestent les gens et qui sont détestés. Puis il a ajouté : Voulez-vous que je vous indique qui sont pires encore ? Les présents ont dit : Oui, certes. Il a dit : Ceux qui n'acceptent ni discussion, ni contestation et qui ne pardonnent pas une faute.” Ce sont des leçons de la vie commune juste, fondée sur une culture de l'ouvert. L'intellectuel peut insuffler le mouvement. Nous verrons, en conclusion, lundi prochain, dans la dernière chronique, ce qui fausse les débats et quelle solution proposer pour l'avenir ? M. C. (*) Professeur des Universités www.mustapha-cherif.net