Dans cet entretien, le patron du groupe français, parmi les premières compagnies pétrolières dans le monde, aborde l'évolution des prix du pétrole et du gaz, l'état des relations partenariales avec Sonatrach, ainsi que les perspectives de développement de Total en Algérie. Il a indiqué que Total, avec ses partenaires, compte investir 4 milliards de dollars dans le développement des gisements de gaz d'Ahnet. Liberté : Comment voyez-vous l'évolution des prix du pétrole en 2010 ? Christophe de Margerie : L'année 2010 démarre avec des prix relativement élevés puisqu'ils sont d'un niveau supérieur aux prix observés pendant l'année 2009. En 2009, l'année a commencé avec des prix d'un peu plus de 30 dollars par baril pour terminer aux alentours de 80 dollars par baril. Certes, on est très loin encore du pic de 147 dollars par baril du mois d'août 2008. Maintenant, tout le monde reconnaît que ce prix était tout à fait artificiel. Il ne faut pas oublier qu'en 2008, le prix moyen du baril s'est situé à un peu moins de 100 dollars, alors qu'en 2009, il s'est établi à 62 dollars le baril. Cela veut dire qu'il y a une volatilité tout à fait considérable. Il faut apprendre à vivre avec. Cela dit, nous avons l'impression que cette fourchette des prix tendait à se stabiliser ces six-huit derniers mois autour de 60 à 80 dollars le baril. Il faut reconnaître que la situation actuelle nous amène sur le court terme à corriger un peu notre vision. Autant on ne voit pas vraiment de raisons pour lesquelles les prix du pétrole pourraient descendre en dessous de 60 dollars, autant les possibilités qu'ils passent au-dessus de 80 dollars sont réelles, notamment compte tenu d'une économie mondiale qui a tendance aujourd'hui à redémarrer. En tout cas, c'est l'anticipation du redémarrage de l'économie qui pousse le pétrole à la hausse. Cette fourchette de 60 à 80 dollars est une fourchette à court terme, les prix du pétrole évolueront entre 60 à 100 dollars le baril en 2010. Si on regarde les chiffres, non pas du point de vue des anticipations mais de la réalité économique, on se rend compte que nous évoluons dans un marché haussier où joue la reprise de la croissance mondiale. Quelle est la réaction des grandes compagnies internationales comme Total face à l'affaire Sonatrach ? Compte-t-elle ralentir ses investissements en Algérie ? Sonatrach est notre partenaire depuis 40 ans. Au-delà des hommes qui la composent, Sonatrach est une société qui restera notre partenaire. En ce qui concerne les hommes, c'est à la justice de décider. Ce n'est pas à nous en tant que compagnie partenaire, encore moins étrangère, de nous immiscer dans une procédure judiciaire. Cette affaire n'aura pas de répercussions sur les relations de partenariat entre Total et Sonatrach. Le fait que je sois là le prouve. Il était prévu que je vienne en Algérie à l'occasion de la signature du contrat (conclu le 17 janvier et portant sur le développement des gisements de gaz d'Ahnet en partenariat avec Sonatrach et le portugais Partex). J'aurais pu décider d'annuler ma venue au regard de l'actualité, mais il n'y a aucune raison pour cela. La vie continue. Le partenariat entre Total et Sonatrach, c'est pour des dizaines d'années. À titre personnel, je connais M. Meziane et humainement, j'espère que ce n'est pas trop dur pour lui. Quant à nos activités en Algérie, j'ai eu un entretien assez long aujourd'hui (le 17 janvier) avec le ministre de l'Energie et des Mines, Chakib Khelil, pour faire le point sur l'ensemble des projets liant Total et Sonatrach, tout aussi bien sur le contrat d'Ahnet (remporté récemment par Total), que sur les projets existants et à venir. Il n'avait pas besoin de nous rassurer, nous ne sommes pas inquiets. Nous avons examiné les voies et moyens pour que les projets soient réalisés le plus rapidement possible. Nous avons également discuté du projet de construction d'un complexe de vapocraquage d'éthane avec Sonatrach (projet implanté à Arzew dont l'accord final pour sa réalisation est sur le point d'être conclu, et nécessitant un investissement estimé à 5 milliards de dollars). Non seulement les discussions continuent, mais elles s'accélèrent. Nous avons passé beaucoup de temps à discuter, à nous expliquer. Maintenant les choses sont claires pour Sonatrach et pour Total. Ce projet pétrochimique fait vraiment partie des projets que souhaite développer Total dans sa relation avec l'Algérie : d'une part dans l'exploration-production, qui est la partie la plus importante et historique, et d'autre part, il est important que nous continuions aussi des projets dans la partie la plus commerciale de nos métiers : bitumes, lubrifiants et pétrochimie. Pensez-vous que la scène pétrolière mondiale assistera en 2010 à une reprise de l'exploration et des investissements dans le développement des gisements de pétrole et de gaz ? Ça a déjà commencé fin 2009. Il ne faut pas confondre les différents acteurs : les compagnies pétrolières internationales de grande taille, appelées communément les “majors”, et les petites compagnies. Les grandes compagnies comme Total n'ont absolument pas réduit leurs investissements dans l'exploration et le développement de gisements. Une société pétrolière comme Total travaille sur le long terme. Comme nous l'avons discuté tout à l'heure, tantôt les prix du pétrole sont bas, tantôt les cours du brut sont élevés. On ne change pas de politique d'investissement d'une année sur l'autre en fonction des cours du brut, c'est important pour sécuriser l'approvisionnement en hydrocarbures dans les années à venir. Si nous avons décidé de mener un effort majeur de réduction des coûts, c'est pour pouvoir continuer d'investir dans un environnement plus difficile. Globalement, les grandes compagnies pétrolières n'ont pas réduit leurs investissements. Ce sont plutôt les petites compagnies qui, en raison de leur situation financière très détériorée qui ne leur permettait pas de faire face à la baisse de leurs revenus, ont dû réduire leurs investissements. Il est vrai que cette situation, directement liée aux prix du pétrole, a pesé sur l'ensemble du marché. Quelle est la place de l'Afrique et particulièrement de l'Algérie dans la stratégie de croissance de Total ? À court et moyen terme, l'Afrique est la région du monde où Total investit le plus, c'est-à-dire environ 45% de nos investissements dans l'exploration-production. La part de l'Afrique pour Total, ce sont 38% de nos réserves et de notre production mondiale de pétrole. Les investissements dits de “production” dominent. L'Afrique reste une zone jeune où nous investissons plus et produisons plus. Nous avons investi en 2009 6 milliards de dollars pour développer nos activités en Afrique, sur des investissements totaux dans l'exploration-production d'environ 14 milliards de dollars. L'Algérie y occupe pour le moment une très faible part, d'où notre satisfaction de savoir que cette situation s'améliore avec la signature du contrat d'Ahnet. L'Algérie a toujours été importante dans la stratégie de Total. En Algérie, nous avons commencé à réinvestir en 1991 de manière plus importante avec la signature du contrat de Hamra. Ce contrat vient de prendre fin, mais c'était une belle aventure. Puis Tin Fouyé Tabankort (TFT), gisement sur lequel nous sommes présents, et qui arrive à maturité. En Algérie, nous sommes historiquement entrés dans l'exploration et nous continuons d'investir dans l'exploration. Nous développons actuellement le champ de gaz de Timimoun. D'ailleurs, les études d'ingénierie du projet sont en appel d'offres. Quant au projet d'Ahnet, il entre dans le cadre d'une reconstitution de notre domaine de coopération avec Sonatrach, au regard de la fin du projet de Hamra et de la maturité de TFT. Au-delà de Timimoun, nous souhaitions entrer dans un projet qui nous permettrait de renforcer notre présence en Algérie. Ahnet n'est pas un nouveau projet d'exploration, la phase d'appréciation étant en cours et le projet entrant dans la phase de développement. Total va verser à Sonatrach 4,11 dollars par baril équivalent pétrole découvert, au titre du droit d'entrée sur le gisement, à partir de la mise en production prévue pour le second semestre 2015. Notre engagement est de produire, avec nos partenaires, 4 milliards de mètres cubes de gaz par an, comme prévu dans l'appel d'offres, ou plus. Tout dépendra des études d'ingénierie qui détermineront le niveau de production. Nous avons pris l'engagement de déposer à l'agence de valorisation des hydrocarbures (Alnaft) le plan de développement d'Ahnet d'ici à juin 2011. Nous détenons une participation de 47% dans ce projet, le portugais Partex 2%, et Sonatrach 51%. Pourquoi le groupe Total s'est-il engagé sur l'Ahnet, alors que les prix du gaz sont sur le marché international très bas actuellement ? Notre vision des prix de l'énergie sur le moyen et le long terme est haussière. Les prix du gaz sont effectivement bas aujourd'hui en proportion à ceux du pétrole, mais cette situation est conjoncturelle. Le projet d'Ahnet est un projet qui doit commencer à produire en 2015, Timimoun avant, au second semestre 2013. Nous anticipons qu'à l'horizon 2013 et au-delà, les prix du gaz seront nettement supérieurs à ceux d'aujourd'hui. Les projets d'Ahnet et Timimoun seront développés avec la prévision des prix sur le moyen-long terme. Total s'intéresse-t-elle à la connexion du gazoduc Medgaz au réseau français ? Nous nous intéressons surtout dans un premier temps à la construction du pipe qui doit relier les puits de la région d'Ahnet à Hassi R'mel, le GR5. C'est notre priorité. Le gazoduc Medgaz est en cours de finalisation. Total est indirectement impliqué dans ce projet (à travers ses participations majoritaires dans le capital de Cepsa). Il n'y a pas de relation entre le projet d'Ahnet, le Medgaz et la commercialisation du gaz de Medgaz en France. Nous ne sommes pas propriétaires du gaz jusqu'à sa destination finale. Nous cédons le gaz à Sonatrach qui ensuite le commercialise. En Espagne, où les BTU se mélangent, nous sommes associés avec Sonatrach et Cepsa dans une joint-venture qui rachètera du gaz en provenance du Medgaz, mais nous ne sommes pas associés aux “interconnexions” gazières avec l'Espagne. Nous nous intéressons à cette connexion dans le cadre de notre activité de distribution de gaz en Europe, à laquelle tous les gaz peuvent contribuer : ceux en provenance d'Algérie, d'Egypte, le GNL, ou le gaz provenant des extensions de terminaux de regazéification. Quelles sont les perspectives de développement de Total en Afrique, notamment en Algérie ? Comme indiqué précédemment, en Afrique, nous dédions 45% de nos investissements totaux de l'exploration-production au développement de nos activités dans la région. C'est plus que la part de l'Afrique dans notre production globale : 38%. Cela se traduira par une augmentation de la part de production de l'Afrique dans les quatre à cinq ans à venir. Concernant l'Algérie, le développement d'Ahnet nous ouvre de nouveaux horizons. Nous aurons l'occasion d'en parler. Nous sommes aujourd'hui dans la phase de réalisation de nos projets et nous avons fait des propositions qui attendent des décisions. Nous avons mis en place le groupement de Timimoun avec notre partenaire Sonatrach. Nous avons aussi des idées d'exploration nouvelles : nous discutons avec Sonatrach pour explorer et développer des gisements en Algérie, dans des périmètres nouveaux, dans des zones qui présentent un potentiel en hydrocarbures. Total est le premier pétrolier en Afrique. Le groupe est très présent en Angola, au Nigeria, au Congo, et en Libye en termes d'investissements. L'Algérie est en train de gagner du terrain dans ce paysage.