Dès 8h du matin et jusqu'en fin d'après-midi, les week-ends, les jours fériés et pendant tout le temps que durent les vacances scolaires, ils frappent aux portes, les mains ou le dos chargés. Ils, ce sont des enfants arrachés de leur sommeil, privés de jeux que des parents – sans doute dans le besoin, sinon le dénuement – envoient faire du porte-à-porte, qui avec des bouquets de menthe à la main, qui avec une corbeille de galettes, un panier de “maarek” ou de “m'hadjeb”, un sac contenant des blettes, des luffas (gant végétal ou “h'bel”), des gants en tissu rêche pour le gommage de la peau, de la pacotille à bon marché, ou encore, et c'est le plus fréquent, du pain sec destiné à la consommation personnelle (qui sait ?), aux poules de leur basse-cour, à leur petit bétail (moutons, brebis) ou simplement à la revente. Il faut savoir qu'un sac de pain sec collecté qui dépasse leur taille et atteint presque leur poids, leur est payé 100 DA par des maquignons et autres éleveurs de volaille. Ce qui justifie leur motivation et le sérieux qu'ils mettent à l'ouvrage, à leur âge. Décoiffés, des vêtements souvent trop légers pour la saison, fripés et souvent crasseux, des mules crottées aux pieds, ils affichent des mines fatiguées : celles d'enfants mal ou peu nourris et manquant de sommeil. Cette situation est encore accentuée durant le mois de Ramadhan. Les lèvres sèches et le visage blême, ils parcourent des kilomètres sans s'en rendre compte, en allant de cité en cité, d'une ferme au chef-lieu de la commune. Certains d'entre eux osent demander, parfois, un verre d'eau, un morceau de pain… Et quelle surprise avec le visage qui s'illumine subitement, lorsque, avec le morceau de pain, on leur tend un morceau de gâteau, un fruit… ! D'autres, une fois le pain sec jeté dans le sac, demandent l'aumône d'une voix à peine audible – pour acheter du pain frais, ramener quelques pièces à leur maman ou, simplement, satisfaire l'envie pressante d'un bonbon, d'un chewing-gum à faire claquer comme les autres enfants… ? Leur empressement et les coups rapides et répétés aux portes s'expliquent par le fait que chacun d'entre eux cherche à arriver avant l'autre, sinon le premier. Et cela, malgré les humiliations auxquelles ils sont aguerris – habitués qu'ils sont, de voir des portes se refermer froidement, brusquement à leur vue, quand ils ne sont pas carrément houspillés, chassés. Cette forme de commerce au noir est, en fait, une forme de mendicité déguisée très présente dans l'Algérie profonde. À El-Affroun, il ne se passe pas de jour sans que l'on soit réveillé, contrarié, “agressé” par ces coups d'enfants pressés à la porte, qui sont, le matin tôt, à la rue avec une charge à la main et une responsabilité sur le dos, affrontant déjà la vie.En ouvrant la porte, on sait que l'on a bien fait, au-delà du confort personnel bousculé. À voir la satisfaction sur les minois de ces enfants qui s'affairent à chercher de la monnaie, à la compter, à tasser le pain sec dans ces grands sacs, et puis entendre ce “saha !” (merci) qui conforte, on est déjà récompensé. Et, au fond de soi, on leur dit merci pour la leçon qu'ils donnent aux adultes que nous sommes et qu'ils ont, sans doute, réveillés à temps.