Nous sommes le 23 février 1989. Cela s'est passé à Oujda, ville frontalière marocaine, où j'ai été invité pour participer à un colloque universitaire. Je ne savais pas que Mouloud Mammeri était l'invité de marque de cette manifestation scientifique et culturelle. Le colloque organisé par l'université d'Oujda, faculté des lettres et sciences humaines, tournait autour de “la culture de l'oralité”. J'arrive à cette ville par route, à bord de mon véhicule personnel. Lui aussi préférait venir par route. Malgré son âge, il conduisait. C'était la première fois que je rencontre ce géant de la littérature algérienne. Un homme d'une soixantaine d'années, une silhouette en vent. Le visage aux traits calmes et vifs ne correspondait point à cette image-là, violente et agressive du romancier, longtemps cultivée par la presse algérienne de l'époque. Une chevelure blanche, stature d'un héros évasif ou angoissé, dans un film en noir et blanc. Le dos légèrement courbé, fatigué par le combat culturel amer et courageux. Regard angélique, timide ou sage, telle fut, à mes yeux, la personnalité de Mouloud Mammeri. Sa brillante intervention sur “Amokrane Achouaraâ ; Si Muhand U Muhand et la poésie populaire”, dans ce colloque, a suscité un grand débat politico-culturel. Je me rappelle : nous sommes le 24-02-1989. En marge du colloque, ensemble, nous étions invités pour animer une émission radiophonique sur la littérature de l'oralité, produite et diffusée par la station de la radio régionale d'Oujda. Sur les ondes, Mouloud Mammeri a évoqué son parcours d'écrivain romancier, mais aussi de chercheur en anthropologie culturelle. Il était habité par l'histoire. Et parce que l'animateur de l'émission ne parlait que l'arabe, avec plaisir et honneur, j'ai traduit, en direct, les propos de Mouloud Mammeri. Et c'était sa dernière sortie médiatique. Nous sommes le 25 février 1989. Le dernier petit-déjeuner. Les travaux du colloque ont pris fin, l'heure du retour a sonné. Ce matin-là, autour d'un petit- déjeuner, sur la terrasse de l'hôtel, le jour d'Allah s'annonce frais et ensoleillé, je le regardais sirotant son café, il ressemblait à ses personnages : ceux discrets dans la Colline oubliée ou ceux tourmentés dans le Sommeil du juste. Sur un ton soufi ou méditatif, il commença à parler de son séjour au Maroc, dans les années cinquante. Il disait : À Fès, en compagnie de l'écrivain et philosophe marocain Aziz Lahbabi, nous étions derrière l'idée de la création de l'Union des écrivains maghrébins. Mouloud Mammeri fut un militant farouche pour la Maghrébinité. Son discours sur l'avenir de la langue amazighe, en Algérie et dans le Maghreb, était plein d'optimisme intellectuel et politique. Il conservait une profonde confiance dans l'histoire des peuples. Et nous nous sommes séparés. Mouloud Mammeri devait passer la nuit du 25 au 26 février à Tlemcen. Les cultures de Honaïne et la langue de Beni Snous évoquaient en lui une curiosité historique et culturelle, rare et particulière. Quant à moi, j'ai passé cette nuit-là à Nadhour. Nous sommes le 26 février 1989. J'ai roulé toute la journée. Quand je suis arrivé à Oran, c'était l'heure du JT de vingt heures. La présentatrice annonce : l'écrivain Mouloud Mammeri est décédé dans un accident de voiture, sur la route nationale, près d'Aïn Defla. Aujourd'hui, nous sommes le 25 février 2010. 21 ans après la disparition de da l'Mouloud, un quart du siècle, presque, depuis la mort de l'écrivain Mouloud Mammeri, permettez-moi de poser cette question à nos décideurs : qu'avons-nous fait de la bibliothèque personnelle de Mouloud Mammeri ? Y a-t-il quelqu'un qui ose dire : quand est-ce que notre pays, à l'image des autres, prendra la décision de faire des maisons de nos écrivains des musées, des espaces pour la mémoire collective ? La maison de Mouloud Mammeri, comme celle de Malek Haddad, celle de Malek Ben Nabi, tous ces espaces de la mémoire collective, méritent d'être classée comme patrimoine national. Salam, da l'Mouloud. A. Z. [email protected]