“La violence est un acte volontaire qui a pour but de faire mal, de contrôler l'autre et de lui imposer son point de vue.” Les violences contre les femmes sont diverses mais la violence conjugale reste une des formes les plus fréquentes et des plus graves dans ses conséquences, parce que constante, répétitive, qu'elle est l'œuvre d'un proche, celui qui, en principe, est le “protecteur”. Son impact est dévastateur aussi bien pour la victime que pour les enfants, témoins souvent impuissants, quand ils n'essuient pas eux-mêmes les dommages collatéraux, physiques parfois, psychologiques toujours. C'est pourquoi nous devons rendre les violences conjugales visibles, dans leurs aspects les plus crus, quand tout se ligue pour les rendre insignifiantes et coutumières. Ce que nous voyons chaque jour au Réseau Wassila, ce sont des corps brisés, malades, personnalités anxieuses et détruites, incapables de se protéger, ne faisant plus de projets, vivant “a minima”, renonçant à leurs aspirations malgré leurs compétences, et qui, au nom de la “paix conjugale”, ne conservent plus que l'instinct de survie. Notre intervention peut être jugée à contre-courant de l'image de la condition féminine qui serait, aujourd'hui, “émancipée” grâce à l'éducation et l'emploi. Mais elles sont nombreuses à supporter les maltraitances faute de moyens de posséder un toit, un revenu en propre pour se libérer de cette violence. Aucun statut social ne les protège et des avocates, des médecins, des enseignantes d'université, sont aussi impuissantes que les femmes au foyer. Parce que se déroulant dans l'espace “privé”, on considère qu'il n'y a aucune responsabilité sociale dans cette violence, qui conserve le statut particulier de “droit de l'époux”, perpétué par une longue tradition à travers le fonctionnement des institutions, et par le silence ou l'approbation sociale. L'éducation à cette violence est si bien intériorisée que beaucoup de femmes considèrent que l'homme ne fait qu'exercer sa juste responsabilité de “chef de famille” en la “corrigeant”. 67,9% de femmes estimant “justifié” que l'homme “use de violence contre sa conjointe”, signifie que ces femmes subissent cette violence et la rationalisent, vaine tentative de se “protéger” en “acceptant” le phénomène comme “naturel”. Si la violence conjugale n'était plus intériorisée comme “normale”, fondée, il y aurait alors matière à réflexion, de quoi semer le trouble… Cela signifierait-il alors qu'elle n'est pas légitime, qu'elle est injuste, inacceptable, intolérable ? Comment justifier toutes ces souffrances ? Il faudrait chercher le sens ailleurs et reconnaître que la violence conjugale est d'abord le corollaire de la répartition inégale du pouvoir entre les sexes, toujours consacrée par le code de la famille. La violence reste un “droit” intouchable des hommes malgré tous les changements produits quant aux rôles sociaux des femmes et des hommes. Les violences sont “riches et variées”, qu'elles laissent des traces physiques ou pas : insultes, humiliations, gifles, coups, tortures, barbarie, viol conjugal et perversions sexuelles, séquestration, interdiction d'avoir des relations sociales et même familiales, confiscation du revenu, refus d'assurer l'entretien, d'accès aux soins, négligences graves, répudiation, expulsion du domicile. C'est le lot de nombreuses femmes, y compris des femmes enceintes, malgré tous les textes de loi, toutes les conventions internationales, toutes les déclarations morales sur la “famille unie et sacrée” et de l'égalité des citoyens prônée par la Constitution. Toutes ces violences, décrites par la société médiatique tout au plus comme des “dépassements” susceptibles de “médiation”, terme à la mode qui met sur le même plan l'agresseur et la victime, sont la matière de la moitié des appels de notre centre d'écoute téléphonique. Ces “dépassements” qui peuvent commencer par une insulte, mènent aussi à la maladie, à la dépression, au handicap et même à la mort violente. Les statistiques dans les services d'urgence ou de médecine légale le montrent trop souvent. La presse nous rappelle de temps en temps que c'est bien d'une violence extrême qu'il s'agit, et la liste est longue chaque année. Quotidien d'Oran : 25 janvier 2007, El Hadjar : Il asperge sa femme d'essence et met le feu ; Liberté : 18 mars 2007, il tue sa femme, sa belle-sœur et un voisin ; El Khabar : 9 avril 2007: Il tue sa femme à coups de couteau. Notre intervention doit être urgente, intransigeante et en droite ligne de la défense des principes universels car nous sommes aujourd'hui dans une situation où tout concourt à un détournement de ce problème. Comment peut-on plaider pour les droits de l'enfant, si on ne les protège pas de ce fléau le plus dramatique qui soit, la violence contre leur mère, celle qui doit les protéger est incapable de se protéger elle-même ! On ne se rend pas suffisamment compte que cette violence tue, car le fait divers est vite oublié. On ne mesure pas à quel point les violences psychologiques préparent à réduire les capacités de résistance de la victime, et lui feront accepter la violence physique. On est très loin de la condamnation de la violence la plus meurtrière, que dire alors des violences psychologiques, que dire du viol conjugal, avec la facilitation que donnent les références religieuses ? Les dilemmes auxquels sont confrontées les victimes Faut-il continuer à accepter toutes ces violences – qui s'inscrivent dans une spirale – pour ne pas se retrouver à la rue avec les enfants ? Faut-il courir le risque de blessures de plus en plus graves, ou bien essayer de protéger sa santé et sa vie ? Faut-il extraire les enfants de cette atmosphère destructrice, pour leur propre sécurité et leur équilibre ? Retourner vers le bourreau, ou traîner de maison amie en maison amie – ne parlons pas des centres d'accueil en nombre insuffisant. Mais fuir pour combien de temps ? Car il y a la scolarité des enfants à ne pas compromettre, l'emploi peut-être, qu'il s'agit de ne pas perdre, avec le sentiment écrasant d'échec. Qu'en est-il des solidarités familiales ? Si certaines femmes sont soutenues par les familles, ce que nous avons vu parfois, il n'en est pas toujours ainsi. La réalité d'aujourd'hui complexe et violente contredit cette image modèle de la “famille éternelle”, qui protège toujours tous ses membres, femmes, enfants, malades, démunis. Les traditionnels réseaux de solidarité ne fonctionnent plus toujours, happés par les bouleversements sociaux. Qu'en est-il de l'attitude des autorités, responsables de la sécurité des citoyens ? D'abord le phénomène intéresse peu malgré les déclarations, les coûts en souffrances humaines, en dépenses de santé, en dérèglements sociaux – femmes et enfants à la rue ; enfants porteurs de détresses psychologiques – causes d'échecs scolaires et conditions de reproduction de cette violence demain. Pas de centralisation des statistiques des urgences ou des services de médecine légale sous forme de registre national. Craint-on de révéler des chiffres effrayants bien que l'on sache que les violences révélées ne sont que la “partie visible de l'iceberg” ? Les services de police et de gendarmerie par contre émettent leurs statistiques, mais nous savons que les violences conjugales n'arrivent qu'en faible proportion à la justice. Voyons le parcours du combattant d'une victime de violence conjugale. Le code pénal est très clair : tout individu peut déposer plainte au niveau du commissariat ou de la gendarmerie la plus proche pour toute atteinte à son intégrité ou sa dignité. Le citoyen peut déposer plainte même pour des menaces verbales. Mais peut-on comparer la violence d'un inconnu à celle d'un proche ? Très peu de femmes dénoncent la violence de la famille et l'on peut mesurer la difficulté d'une telle décision. Comment dénoncer le père de ses enfants ? Où aller ensuite pour se protéger des représailles ? Le risque de blâme de la famille, sans parler de la belle-famille, le statut dévalorisant de “femme battue”, que dire de l'accueil dissuasif dans les commissariats, et l'exigence de preuves uniquement physiques ? Toutes ces contraintes constituent en fait la meilleure protection de l'agresseur, assuré ainsi d'une totale impunité. La loi et la police “protègent la vie privée et la famille”, mais à l'appel au secours de la victime ou des voisins, les représentants de l'ordre n'interviendront pas, ni pour calmer les esprits ni pour prévenir le drame. Ils attendront que la victime vienne elle-même au commissariat déposer plainte — c'est le comportement attendu d'un citoyen adulte, libre de ses gestes, qui vote et dont tous les droits civils sont garantis par la Constitution — mais dans quel état est la victime ? Peut-elle se déplacer, avec quelles conséquences ? Si elle parvient à le faire, encore faut-il que le commissariat ou la gendarmerie soient convaincus de la nécessité d'enregistrer la plainte et de transmettre le dossier au juge. Que de dossiers restés dans les tiroirs, sous prétexte que c'est “pour que la famille n'éclate pas” ! La demande de protection des institutions est considérée comme “risque d'éclatement de la famille”, mais pas la violence subie parfois depuis très longtemps. Si la victime insiste pour porter plainte, les autorités exigeront un certificat de médecine légale, le certificat descriptif du médecin généraliste n'étant pas accepté, bien que ce refus soit tout à fait illégal selon le code de procédure pénale. Le certificat ne devra pas être de moins de 15 jours d'ITT (Incapacité temporaire de travail), mesure tout aussi illégale. L'argument avancé est que les femmes “ne connaissent pas leurs droits” ou “ne savent pas ce qu'elles veulent”. Effectivement, elles essayent de “se protéger” comme elles peuvent car qui va assurer leur sécurité ? Qui va la soigner, où pourra-t-elle récupérer ses forces ? Va-t-elle trouver une protection chez des parents ? Va-t-elle retourner au domicile conjugal faute d'alternative ? Est-elle dans la rue avec les enfants, ou bien les a-t-elle laissés chez le père faute de ressources ? Car ses parents lui auront dit : “D'accord, tu peux revenir à la maison mais sans les enfants!” Le parcours de la victime de violences conjugales nous montre l'aspect dérisoire des recours qui s'offrent à elle. Il s'agit de réfléchir à l'effectivité de cette loi pénale qui formellement “ne fait pas de discrimination entre les hommes et les femmes”, mais qui est contredite dans les faits par l'inégalité politique et sociale. Alors comment rendre la loi concrètement applicable, et par quels dispositifs la rendre accessible aux victimes ? Il y a nécessité de mesures de protection réelles : nécessaire intervention immédiate des autorités pour protéger d'une manière urgente les membres de la famille, avec l'éloignement de l'agresseur. Ce sont des mesures dissuasives qui peuvent asseoir de nouveaux comportements face à la violence. Il est nécessaire de créer des lieux d'urgence pour l'accueil temporaire de la victime et des enfants. Les victimes ont le devoir de se protéger, et la société a le devoir de les prendre en charge. Il s'agit d'apprendre à lutter contre cette violence, sans concession, mais il faut resituer les responsabilités : celui qui commet des actes violents est responsable de ses actes. Nous devons consacrer la pénalisation de cette violence, par sa reconnaissance comme violence grave, avec circonstance aggravante parce qu'elle se déroule entre époux. Elle doit être toujours qualifiée de délit, jamais de contravention, et le nombre de jours d'ITT ne doit pas être une condition de preuve unique car on peut détruire un être humain sans laisser de traces. Il y a urgente nécessité de créer des unités de victimologie afin de regrouper les services pour l'accompagnement des victimes, former le personnel, de créer dans les commissariats et les tribunaux des unités pour prendre en charge les violences familiales. Mais ces propositions ne sont encore que des mesures palliatives. Les violences conjugales ne sont pas un problème privé et psychologique, loin de là, ce dont nous avons besoin ce sont des réponses en termes politiques et institutionnels. La loi et la justice doivent codifier les relations entre les citoyennes et les citoyens sur la base de l'égalité des droits dans la famille, minimum incontournable pour promouvoir la lutte contre toutes les discriminations juridiques, sociales qui sont à la racine de la violence contre les femmes, afin d'assurer leur réel accès à la justice, la dignité et la citoyenneté. Dalila Iamarène Djerbal et Fadhila Boumendjel Chitour du Réseau Wassila