Avocat très connu sur la place d'Alger, Miloud Brahimi qui assure la défense du P-dg de Sonatrach et du secrétaire général du ministère des Travaux publics, mis en cause respectivement dans l'affaire Sonatrach et celle de l'autoroute Est-Ouest, a décidé de parler pour la première fois depuis de nombreuses années sur le phénomène de la corruption. Liberté : Comment le fléau corruption s'est-il propagé en Algérie ? Miloud Brahimi : Le problème de la corruption est un problème lancinant et récurrent dans lequel le peuple algérien se débat depuis des décennies. Dans l'exercice de ma profession, j'ai connu trois grosses campagnes de lutte anti-corruption : 1- celle du début des années 80 ; 2- celle du milieu des années 90 ; 3- et l'actuelle campagne de lutte anticorruption. Je note une curiosité : ces campagnes sont séparées par une quinzaine d'années d'intervalle. Si bien qu'on peut faire une première observation : qu'est-ce qui peut bien se passer dans l'intervalle de quinze ans pour qu'on réagisse au bout d'une période aussi longue ? La réponse à votre question n'est donc pas simple. Commençons par la première campagne : un nouveau pouvoir s'installait à la suite du décès du président Boumediene. Cette campagne, qui a touché de très hauts responsables, était d'une lisibilité parfaite... Il ne s'agissait pas de lutter contre la corruption. C'était une campagne de “déboumedienisation”. On a utilisé la justice pour écarter les proches du président Boumediene, avec les dégâts que l'on sait. Je suis de ceux qui pensent que cette première chasse aux sorcières n'est pas étrangère au délabrement de l'économie nationale et aux troubles qui allaient suivre. La seconde campagne, celle du milieu des années 90, a commencé également avec un pouvoir qui s'installait, c'était celui du président Zeroual. Mais elle nous oblige à nous poser la question suivante : quel pouvait être le ressort d'une pareille campagne alors même que le pays était au pic de la violence terroriste. On se demande pourquoi le système a sorti de son chapeau cette lutte anticorruption alors que la seule lutte qui importait était la lutte antiterroriste. Rappelez-vous les affaires Sider et Cosider. C'étaient deux fleurons de l'économie nationale décapités avec l'arrestation de leurs directeurs généraux et de leurs adjoints. Vous savez que les responsables de ces deux sociétés ont été acquittés en fin de compte, après avoir souffert des années en prison. Le moins que l'on puisse dire, c'est que leur inculpation et leur passage devant la justice n'étaient pas justifiés. Résultat des courses : Sider et Cosider ont été cassées et je vous renvoie aux difficultés que vit El-Hadjar actuellement pour apprécier les conséquences de cette campagne. En vérité, l'affaire Sider obéissait à d'autres motifs que celui de l'assainissement. La preuve en est la passe d'armes, de triste mémoire, mais très instructive, entre MM. Betchine et Ouyahia, entendus par le tribunal criminel d'Annaba avant le prononcé de l'acquittement. Autant la première campagne était d'une lisibilité parfaite, autant la deuxième posait problème. On ne comprenait pas encore une fois pourquoi en plein pic de terrorisme, on a enclenché cette campagne. L'hypothèse a été émise selon laquelle on s'était attaqué à de grandes sociétés pour favoriser la privatisation. L'explication vaut ce qu'elle vaut. Mais elle a le mérite d'exister. On arrive à la troisième campagne, celle que nous vivons actuellement. Contrairement à ce qui s'était passé au début des années 80 et au milieu des années 90, nous avons affaire à un pouvoir stable, étant entendu que la lutte contre la corruption ne peut que susciter notre adhésion. Mais j'avoue avoir du mal à comprendre pourquoi l'affaire de l'autoroute Est-Ouest et celle de Sonatrach surviennent maintenant. C'est un grand point d'interrogation. Nous savons parfaitement que les services de sécurité chargés de prévenir les délits économiques sont présents à travers toutes les structures publiques de l'économie nationale. La question qui se pose : pourquoi ont-ils attendu que le délit de corruption soit consommé avant de réagir ? Si délit il y a, car nous sommes au début de l'instruction, et les personnes inculpées peuvent être en fin de compte acquittées comme avant elles les cadres de Sider et de Cosider et tant d'autres. Je vais être plus précis sans toucher au secret de l'instruction et au secret professionnel. Chaque fois qu'une affaire arrive en justice, c'est la preuve d'un échec de la lutte anticorruption. Parce que la lutte anticorruption doit empêcher que l'affaire arrive en justice. Dans le cas contraire, cela signifie que les mécanismes de la prévention n'ont pas fonctionné. Or, ce que nous attendons des structures de l'Etat, des services de sécurité et autres, je dis bien et autres, c'est d'organiser le contrôle de telle façon que le maximum de tentatives de corruption soient étouffées dans l'œuf. Vous savez que dans le dossier qui fait l'actualité (affaire Sonatrach) les fils d'une haute personnalité sont impliqués puisqu'ils sont en prison. Est-ce qu'on a découvert leur présence dans les marchés à la fin ou au début des négociations ? Si c'est au début, il fallait immédiatement arrêter les frais, sans dommage pour personne. Mais il en a été autrement, sans qu'on puisse pour autant accuser les services de sécurité d'incompétence ni les soupçonner de connivence. Tout le monde sait que les services de sécurité font leur travail au jour le jour et transmettent leurs rapports à qui de droit. Personne ne peut nous dire aujourd'hui que l'affaire Sonatrach ou l'affaire de l'autoroute Est-Ouest ont été découvertes ces dernières semaines. En fait, elles remontent à plusieurs mois sinon à des années. Pourquoi a-t-on décidé aujourd'hui de sortir ces dossiers et dans quel but ? C'est la question que je me pose. Je vous renvoie au problème de lisibilité. Je vous disais qu'au début des années 80, tout était lisible alors que la seconde campagne était semi-lisible. Actuellement, c'est le flou total d'où d'ailleurs les surprenantes déclarations ou l'absence de déclaration des ministres concernés. Et bien sûr, quand la campagne est illisible, on peut privilégier toutes les lectures et l'opinion publique, relayée par la presse, ne s'en prive pas (guerre de succession ? règlements de comptes ? etc.). Ceci étant, valait-il la peine de décapiter Sonatrach, de mettre hors la loi son P-DG et trois sur quatre de ses vice-présidents pour un dossier comme celui-là, infiniment moins important que celui de l'affaire Khalifa par exemple ? La question mérite d'être posée quand on sait l'importance de Sonatrach sur les plans national et international. Je dis non, non non, non en vous rappelant deux choses importantes, à savoir que les prévenus sont au bénéfice de la présomption d'innocence et qu'à ma connaissance, ils plaident tous non coupables. C'est leur droit le plus absolu sans préjuger des suites de la procédure judiciaire. Je fais la même observation pour le dossier de l'autoroute Est-Ouest. Il reste que la corruption est un sport national. À l'origine, c'était un sport d'élite, elle est en train de devenir un sport de masse, on se démocratise comme on peut. Encore une fois, la lutte contre la corruption ne doit pas se manifester par des accès désordonnés de fièvre qui apparaissent tous les quinze ans. Ça doit être un combat de tous les jours mené au niveau de toutes les structures de l'Etat pour assurer la prévention et ne pas arriver à la répression. La loi du 20 février 2006 a annoncé la création d'un organisme de lutte anticorruption. On vient de nous dire que cette commission anticorruption allait être mise sur pied incessamment. Elle est la bienvenue à condition qu'elle privilégie la prévention sur la répression. Quelle est votre appréciation sur la loi du 20 février 2006 portant sur la lutte contre la corruption ? Cette loi a été décriée parce qu'elle a correctionnalisé le délit économique passible de la peine de mort jusqu'à la loi du 26 juin 2001 et de la réclusion criminelle à perpétuité jusqu'à la modification apportée par cette loi. Maintenant, la loi du 20 février 2006 a réduit la peine de 2 à 10 ans de prison. Elle a pour fondement la mise à plat de la législation algérienne en la matière et son adaptation au droit international. Effectivement, dans les nations dites civilisées, on fonctionne sur les normes de la loi du 20 février 2006. J'estime, pour ma part, que c'est faire peu cas de la liberté des gens que de trouver légère une peine de 10 ans pour une infraction patrimoniale. J'assume ce point de vue en vous rappelant l'exécution au début des années 70 d'un agent public pour un détournement dérisoire de deniers publics. On l'a exécuté pour l'exemple, avec les résultats que l'on sait. En ce sens, la peine de mort doit disparaître à jamais de notre législation. Par contre, il y a une inflation de textes dont on aurait pu faire l'économie, tant les anciennes dispositions étaient suffisantes pour sanctionner la corruption. Il y a tellement de textes et de modifications que les magistrats et les avocats spécialistes ont du mal à suivre. Je vous donne l'exemple d'une infraction relative à la passation des marchés publics. Elle a changé 5 fois depuis 1975 : changement dans la définition de l'infraction et changement dans la peine. C'est dire, qu'on passe son temps à changer les textes au lieu de changer les mentalités. Si on appliquait les textes correctement et sereinement, on n'aurait pas besoin de les changer. Le texte de loi sur la déclaration de patrimoine est-il entré en vigueur ? L'obligation de déclaration de patrimoine est antérieure à la loi du 20 février 2006 portant lutte contre la corruption ; puisqu'elle a été instituée en 1993 par Belaïd Abdesslam. On me dit qu'elle n'est pas appliquée. Je n'en sais rien mais le fait est qu'elle est en vigueur. C'est au niveau de l'Etat qu'il faut demander si la déclaration de patrimoine est faite normalement ou pas. Quoi qu'il en soit, je considère que c'est le type même de l'obligation démagogique. Parce qu'on peut toujours s'arranger pour faire des déclarations de patrimoine dans lesquelles il n'y aura que ce que l'on voudra bien montrer, puisque l'invisible est par définition destiné à rester dans l'obscurité. La Cour des comptes a-t-elle des prérogatives pour traiter des dossiers en matière de lutte contre la corruption ? Oui, mais elle n'a pas pour mission de jouer le rôle qu'on a voulu lui donner au début des années 80. Encore une fois, la Cour des comptes a été actionnée au début des années 80 dans un cadre précis, celui de la “déboumedienisation”. Aujourd'hui, elle est revenue à sa mission réelle qui consiste à faire un contrôle du mode de fonctionnement des structures de l'Etat et d'en faire rapport aux autorités supérieures qui apprécient. La Cour des comptes fonctionne comme une alerte dans la lutte anticorruption. Le reste appartient aux autorités supérieures. Pensez-vous que la justice algérienne soit indépendante au point que ses investigations puissent être menées jusqu'au bout sans interférences ? La justice des années 80 était une justice fonction. C'était le temps du parti unique. On attendait d'elle qu'elle fonctionne, elle a effectivement fonctionné dans le cadre de la “déboumedienisation”. Depuis, elle a acquis son indépendance mais, je ne suis pas convaincu qu'en changeant de statut, elle a changé fondamentalement de nature. Ceci dit, aujourd'hui comme hier la justice ne peut travailler que sur les dossiers qu'on veut bien lui confier. Mais la justice, pour des observateurs, a tendance à ne condamner que des lampistes ? Je dis bien qu'elle ne fonctionne que sur des dossiers qu'on veut bien lui confier. Maintenant, quand on dit que seuls des lampistes ont affaire à la justice, c'est faux. Un P-DG n'est pas un lampiste. Combien de P-DG ont été écrasés par ces campagnes dites d'assainissement. Est-ce que vous pensez que le P-DG de Sonatrach est un lampiste ? Il est plus important que certains ministres. Vous avez oublié les ministres qui ont été mis en cause dans les années 80. Dans le contexte actuel, il y a un secrétaire général de ministère en prison et son ministre est mis gravement en cause dans la presse. C'est l'occasion pour moi de vous dire que l'opinion publique n'est pas dupe des campagnes qui apparaissent subitement et puis qui s'éteignent tout aussi subitement dans l'attente de la prochaine campagne, c'est-à-dire dans quinze ans. Un dernier mot ? Plutôt deux si vous le voulez bien. Le premier : je ne crois pas à la gestion sécuritaire et judiciaire de l'économie nationale. Le deuxième : j'appelle de mes vœux à la réconciliation judiciaire, c'est-à-dire à la réconciliation entre la justice et le justiciable, qui ne doit plus être perçu comme un ennemi, parce qu'il reste envers et contre tout un citoyen.