À la veille du 30e anniversaire de cette date repère, dans quel état la Kabylie s'apprête-t-elle à honorer le symbole de sa volonté farouche à réhabiliter son identité et sa langue ? Virée dans ce haut-lieu de toutes luttes émancipatrices. Béjaïa : le retour aux fondamentaux À première vue, c'est le calme plat dans la ville des Hammadites. Rien n'indique que cette cité chargée d'histoire s'apprête à célébrer une date repère comme le 20 avril qui, par le passé, mobilisait des masses. Ni banderoles, ni affichages. Grouillantes de monde, ses artères respirent par trop la normalité, voire l'indifférence. En apparence seulement. Car, en prenant langue avec les gens, on s'aperçoit vite que la réalité est tout autre, même si on ne disconvient pas d'une certaine démobilisation. Pour preuve, chez les deux partis ayant des années durant porté à bras-le-corps la revendication identitaire, le FFS et le RCD en l'occurrence, l'heure est aux préparatifs. Rencontré au siège communal de son parti, sis à la place Guidon, Rédha Boudrâa, président du bureau régional du RCD, estime que “le 20 avril est plus que jamais d'actualité”. Son parti a commencé les festivités commémoratives du printemps berbère depuis fin mars. Des conférences et autres activités sont organisées dans toutes les communes. Mieux, Saïd Sadi animera une conférence à l'université de Béjaïa et, pour la journée du 20 avril, une marche sera organisée. “C'est le retour aux fondamentaux”, clame-t-il. Et d'ajouter : “c'est un message que nous adressons au pouvoir pour lui signifier que la Kabylie n'est pas normalisée.” Y aurait-il du monde ? Réponse : “L'écho qui nous parvient de la population et des militants est positif. Il y a engouement et les citoyens veulent réapproprier leur identité.” Même s'il n'organise pas une action d'éclat, le FFS accorde toujours une importance particulière pour les événements du 20 avril 1980. “C'est une date anniversaire que nous fêtons depuis des années. Cela ne nous empêche pas d'envisager d'autres actions”, assure le Dr Farid Khelaf, le premier secrétaire fédéral de la wilaya de Béjaïa. Comment son parti va-t-il commémorer l'anniversaire du printemps berbère ? “On a laissé l'initiative aux structures locales”, rétorque-t-il. Quelque peu pessimiste, le Dr Khalef considère que “les jeunes d'aujourd'hui ont quelque peu perdu les repères de la lutte pour la culture amazighe pour ne pas dire pour la démocratie”. Il pointe du doigt l'école qui “ne joue plus son rôle”, les intellectuels mais surtout “le pouvoir qui a fait main basse sur tout. “La démocratie a reculé et la dictature a beaucoup avancé”, déplore-t-il, en s'interrogeant : “ne faudrait-il pas penser autrement ?” De son point de vue, les partis sont sommés de mener une réflexion pour y répondre et pour être surtout compris par les nouvelles générations. Le même constat est fait par un ancien animateur du MCB, Madjid Amazigh, qui estime que “la jeunesse d'aujourd'hui n'a plus de repères”. La faute à qui ? “Au pouvoir”, assène-t-il. À l'entendre, le mouvement a connu un essoufflement juste au lendemain de la fameuse grève du cartable en 1995. “Aujourd'hui, les vrais militants sont mis à l'écart”, regrette-t-il. Son opinion sur l'enseignement de tamazight ? “Du point de vue scientifique, ce qu'on fait est du pur charlatanisme”, répond-il. Auteur d'une dizaine de romans et de pièces théâtrales en tamazight, Mohand Aït Ighil, considère que “le flambeau n'a pas été transmis aux jeunes dans un cadre de lutte serein”. Ce qui ne l'empêche pas d'être optimiste pour l'avenir de tamazight. Qu'en est-il de la production ? Cet ancien animateur de l'association Tamazight n'vgayet estime qu'“aujourd'hui il y a une décantation. Seuls les hommes de culture persistent dans la production culturelle”. Pour lui, il y a un lectorat et il ne manque qu'un réseau. Pour preuve, son dernier roman Thighersi se vend plus ou moins alors que la distribution laisse à désirer. À l'université, même si la mobilisation d'antan n'y est plus, l'attachement à la cause identitaire est toujours fort. Pour Ghilas, étudiant en 2e année de droit, “le 20 Avril symbolise la lutte de la Kabylie pour la reconnaissance de son identité mais aussi pour la démocratie”. Il considère que les étudiants s'intéressent à tout ce qui a trait au 20 Avril. Son ami Nabil, étudiant en 4e année de sociologie, partage son avis. “Les jeunes croient toujours au combat pour l'amazighité même si certains ignorent les tenants et aboutissants du mouvement”, estime-t-il. L'opinion de Kamel, un étudiant en anglais, est quelque peu nuancé. Pour lui l'esprit du 20 avril ne s'est pas perpétué chez les jeunes étudiants. Les responsables ? “L'Etat qui fait tout pour folkloriser les événements et les partis de l'opposition qui n'ont pas su transmettre les idéaux qui portent leur combat.” N'empêche, le Club scientifique des amis du livre dont il est membre a préparé tout un programme d'activités (conférences, expositions,…) pour commémorer l'anniversaire du printemps berbère. Mieux, on compte inviter quelques-uns de ses initiateurs, à l'image de Saïd Sadi, pour “éclairer les étudiants”. Moralité : entre l'université et les artisans du combat pour l'amazighité le lien n'est pas du tout coupé. Loin s'en faut. Bouira : “Protéger la mémoire de la pollution” Aussi spécifique que soit sa composante sociologique, Bouira reste toujours un des bastions de la revendication identitaire. Certes, en cette mi-avril, le chef-lieu de wilaya n'est pas le théâtre d'un activisme débordant, mais dans les régions berbérophones l'attachement à la cause est toujours vivace. “Les citoyens ont toujours un intérêt pour le combat identitaire. Les citoyens sont toujours prêts à défendre la cause mais avec des gens crédibles”, explique un enseignant au département de tamazight. Du côté des partis politiques, le RCD joue presqu'en solo. Ses responsables ont entamé les préparatifs depuis deux mois. Des conférences et autres activités sont tenues dans les chefs-lieux de daïra et même dans les lycées. Mais l'action la plus significative reste la marche populaire prévue pour la journée du 20 Avril. S'il ne nie pas une certaine désaffection qui a gagné les citoyens pour cause “des événements vécus ces dernières années par le pays et la région”, Ahmed Boutata, président du bureau régional du RCD, reste optimiste. “Cette année, la mobilisation reviendra. Des cadres du parti sont en train de sillonner les communes pour sensibiliser les citoyens”, assure-t-il. “La population garde toujours un lien avec le combat, mais avec la nouvelle génération, il faut expliquer et sensibiliser davantage car le pouvoir a tout fait pour brouiller les repères”, explique-t-il, encore avant de prévenir : “Le 20 avril est un repère et une mémoire qu'il faut protéger de la pollution.” Pour le premier secrétaire fédéral par intérim du FFS, M. Yahiatène, la population comme la nouvelle génération n'ont pas oublié le 20 avril. “Au FFS, nous considérons que le combat pour l'officialisation de tamazight doit continuer jusqu'à ce que celle-ci ait le même statut que l'arabe.” Pour ce faire, de son point de vue, il y a lieu de “sortir du cadre des célébrations pour passer à un autre stade”, explique-t-il. Comment son parti compte-t-il commémorer cet anniversaire ? Il va organiser une conférence à l'université sur les droits de l'Homme. Ali Brahimi, ancien animateur du MCB et député, affirme qu'il n'y a pas lieu de verser dans “l'autoflagellation”. De son point de vue, les militants de la cause doivent réitérer “l'exigence d'officialisation de tamazight” non sans attirer l'attention sur “le marasme que vit l'enseignement de notre langue nationale”. “L'Etat doit mettre en œuvre les engagements qu'il a pris dans l'article 3 bis de la Constitution en instituant une loi-cadre qui réhabilite tamazight et l'amazighité”, a-t-il averti. Les étudiants gardent-ils toujours un attachement au combat pour l'amazighité ? Sa réponse : “Le mouvement étudiant qui était la cheville ouvrière d'Avril 80 a gardé allumée la flamme amazighe. Il lui reste à reprendre une initiative innovante pour arracher avec les citoyens d'autres acquis.” Slimane C., un militant de la cause identitaire, estime, lui, que “les principales revendications des animateurs du mouvement, les cultures populaires et les libertés démocratiques sont toujours d'actualité”. Il s'est montré circonspect sur la question de l'attachement des nouvelles générations à l'esprit d'avril 80. De son point de vue, un travail de formation et d'information doit être mené notamment auprès des étudiants pour que ces derniers puissent continuer le combat de leurs aînés. Surtout que l'université de Bouira n'a pas des traditions de lutte comme celles de Tizi Ouzou et de Béjaïa. Ceci dit, les étudiants comptent eux aussi célébrer le 20 avril. Une marche sera d'ailleurs organisée par des étudiants affilés au MAK de Ferhat Mehenni. L'antenne locale de l'Organisation nationale de la solidarité estudiantine (ONSE), une structure estudiantine proche du parti d'Ahmed Ouyahia menée par un étudiant en psychologie, compte elle aussi marquer de son empreinte cet événement en organisant quelques festivités culturelles. Un signe de la propagation des idées véhiculées par le mouvement berbériste ? À voir. Tizi Ouzou : cap sur la remobilisation Berceau du combat identitaire, Tizi Ouzou a toujours donné le la sur le plan de la revendication. Elle a été le théâtre des événements du 20 avril 1980, mais aussi à l'origine des luttes menées en Kabylie. Cette date restera à jamais gravée dans la mémoire collective de cette région qui a tant donné au pays. Trente ans après, l'élan revendicatif ne s'est pas beaucoup émoussé malgré les aléas du temps. Pour Farid Bouaziz, 1e secrétaire fédéral du FFS, le 20 avril 80 est “une date très importante dans l'histoire de l'Algérie indépendante qui a servi de détonateur à toutes les revendications démocratiques”. Son analyse est que la population et les étudiants sont toujours sensibles à la revendication mais, méfiants, ils sont difficilement mobilisables. Pourquoi cette méfiance ? Réponse de M. Bouaziz : “la revendication a fait l'objet d'une manipulation de la part de certains pseudos politiciens qui l'utilisent à des fins politiciennes. Aujourd'hui, ces mêmes personnes veulent se servir de cette revendication en appelant à des marches. Leur objectif est de la monnayer.” Pourtant, même s'il ne le fait plus ces dernières années, le FFS a été, par le passé, l'initiateur de beaucoup de marches en faveur de tamazight. Et cette année, il compte organiser des festivités commémoratives dans des communes et Karim Tabbou sera l'invité d'un collectif d'étudiants. “Notre principale revendication c'est la fin du système et l'instauration d'un Etat démocratique”, souligne M. Bouaziz. Au RCD, l'heure est à la mobilisation des troupes pour faire de la marche du 20 avril 2010 un événement grandiose. Un des 24 détenus de 1980, Ahmed Aggoun, est en train de sillonner les communes pour sensibiliser la population. “Le 20 avril 2010 revêt un cachet particulier pour nous. Aussi nous avons préparé un programme d'activités (conférences, expositions, …) à travers toutes les daïras de la wilaya et un programme de sensibilisation à travers tous les conseils communaux”, explique Hamid Maâkni, président du bureau régional du RCD. Et de poursuivre : “Le 20 avril est une date repère fondamentale et un message d'espoir pour notre génération.” Mais les actions les plus importantes prévues par le RCD sont la conférence du président du parti à l'université Mouloud-Mammeri et la marche du 20 avril 2010. La population se joindra-t-elle à cette action ? “Nous nous attendons à une grande mobilisation tant le message d'avril est clair. En plus, l'appel du RCD s'adresse à toutes les forces vives et saines de la région”, répond M. Maâkni. Autre question : la jeunesse est-elle imprégnée du message d'avril ? “Nous avons remarqué un regain d'intérêt chez les jeunes pour l'histoire de la région et du pays en général malgré la perversion dont se sont rendus coupables les tenants de l'histoire officielle.” La preuve vivante d'une telle affirmation est Yacine, un étudiant en 4e année génie mécanique, pour qui le 20 avril est “la continuité naturelle de la Révolution de novembre”. Membre du comité de la cité de Oued Aïssi (CCOA), ce jeune de 24 ans trouve que “l'esprit du 20 avril est toujours vivace à l'université”. La preuve ? “En plus des festivités organisées chaque année, l'université avait à assumer pleinement son rôle pendant les années difficiles entre 2006 et 2008 en initiant une marche qui a drainé quelque 10 000 marcheurs”, explique-t-il. Et les lycéens que connaissent-ils du 20 avril ? Pour un groupe d'élèves rencontrés à l'entrée du lycée Amirouche, cette date est synonyme du combat pour l'amazighité. En revanche, ils ne connaissent rien sur les initiateurs de ce mouvement même si l'un d'entre eux a cité le nom de Saïd Sadi mais ignore que celui-ci était passé par ce lycée. Suivent-ils les cours de tamazight ? Ils assurent qu'il n'y est pas enseigné alors que dans celui d'El-Khensa, à quelques mètres de là, on l'étudie normalement. Pourquoi ? Mystère.