Maison de la Presse Tahar-Djaout Suspense dans les rédactions Maison de la presse Tahar-Djaout. 13h. Dans un peu moins de trois heures, les journalistes des titres concernés par l'“interdiction à visage commercial” vont être fixés sur le sort de leur journal. Nous sommes au journal Le Matin. Bob belge sur la tête, Nadir Bensbaâ vient d'émerger d'une conférence de rédaction qui a visiblement tourné court. “Alors, vous sortez demain ?” La question est sur toutes les lèvres. Tout dépend du paiement de la “rançon”, comme l'appelle Saïd Chekri, notre directeur de la rédaction. Nadir Bensbaâ est chargé par son journal de couvrir la visite du chef de l'Etat à l'est du pays. “Pensez-vous que Le Matin doit boycotter la visite ?”, interrogeons-nous. “Non, au contraire. C'est une occasion pour acculer Boutef”, répond Nadir. Samir Benmalek, journaliste de la rédaction culturelle, nous fait faire une visite guidée dans l'antre d'Inès Chahinez. Hélas, pas de trace de l'enquiquineuse top model. Il faut croire qu'elle s'est retirée quelque part avec son oncle Zigomar, pour fignoler malicieusement un nouvel épisode caustique et sarcastique du feuilleton de l'été. En revanche, Rachid Mokhtari, le “red'chef” est là, dans son petit bureau, devant son micro, à préparer l'édito d'une édition qui s'annonce improbable. “Nous n'avons pas de passif avec la Simpral. Et nous avons clairement signifié à l'imprimeur que nous sommes prêts à régler le montant du tirage du mois écoulé. Même ainsi, il n'y a rien d'étonnant que le journal soit empêché de paraître”, précise-t-il. Avis partagé par tous : les affaires déballées par la presse n'ont pas à culpabiliser celle-ci au motif qu'elle fait dans l'excès. Rachid Mokhtari le dit : “Ce qu'a révélé la presse n'est qu'une infime partie du bourbier des affaires qui éclaboussent le pouvoir.” Aux alentours, des visiteurs de circonstance, à l'instar de Abdelhak Bererhi du CCDR. Ou encore Abdelmadjid Meskoud, vêtu de son éternel bleu Shanghai. “Si chacun faisait son métier, les vaches seraient bien gardées”, lance Meskoud en faisant sien ce vieil adage. “S'il ne veut pas que la presse le critique (allusion à Boutef, ndlr), il n'a qu'à faire correctement son métier !”, assène l'auteur d'El-Assima. Hakim Laâlam : “Le pouvoir est vraiment c…” Au Soir d'Algérie, la rédaction tourne normalement. Le directeur de la rédaction, M. Nacer Belhadjoudja, nous reçoit dans son bureau où, par ailleurs, nous avons le plaisir de retrouver l'inénarrable Hakim Laâlam, en train de fumer son thé pour rester éveillé… Hakim Laâlam lâche avec une forte dose d'ironie : “Oui, la presse mérite ça. Elle est diffamante, mauvaise payeuse et tout et tout.” Puis, sur un ton plus “sérieux” et lucide : “Franchement, c'est hallucinant ce qu'on est en train de vivre. Voilà une personne atteinte d'un cancer, et plutôt que d'essayer de la soigner, on se pose la question : de qui tient-on qu'elle est malade ? Au lieu de reconnaître ses bourdes, le pouvoir reproche à la presse de faire son travail. C'est aberrant ! Ce pouvoir est vraiment c...” Pour sa part, Nacer Belhadjoudja estime que les déballages en série n'expliquent pas tout : “Nous avons révélé le scandale des deux tours de Sonatrach, il y a huit mois de cela. Si le pouvoir panique en ce moment même, c'est parce qu'il y a la présidentielle qui se profile. C'est clair ! Et Bouteflika sait que son bilan est peu reluisant.” Belhouchet écourte son congé Direction : El Watan. Entre les sorties en congé et les sorties sur le terrain, la rédaction est du coup vide. Tiens ! Voilà Omar Belhouchet ! “J'ai dû écourter mon congé et je suis rentré vendredi de France où j'étais en vacances”, confie le patron d'El Watan. “Même si nous ne sommes pas directement touchés par ces mesures, El Watan partage entièrement les appréhensions des confrères et nous demeurons mobilisés jusqu'à ce que les choses soient rentrées dans l'ordre”, dit Omar Belhouchet. Il préconise une panacée imparable contre le genre de coups fourrés qu'utilise le pouvoir en ce moment pour taire la presse et dont son journal avait d'ailleurs fait les frais durant l'été 1998. Pour lui, il urge que les journaux se dotent de leur propre rotative. “Il faut que les journaux consolident les moyens de leur indépendance. Après l'indépendance par rapport à l'ANEP en matière de publicité, il est temps de se soustraire au diktat des imprimeries de l'Etat”, dit-il. Et de souligner : “Bouteflika commet une grave erreur, s'il croit qu'en muselant la presse, il va faire l'économie des scandales qui ont entaché son exercice et qui le desservent dans sa course pour un second mandat. Une atteinte à la liberté de la presse ne le sert nullement, au contraire.” Pour Fayçal Métaoui, rédacteur en chef au même journal, “la presse est en train de faire n'importe quoi. Les journaux qui croient dévoiler quelque chose ne font que gesticuler. Si quelqu'un me dit qu'il a fait une enquête, j'aimerais bien voir ça. Une vraie enquête demande du temps. Le vrai journalisme d'investigation n'existe pas dans les médias algériens. À El Watan, nous avons sciemment fait le choix de ne pas verser dans cette hystérie.” Anis Rahmani : “Je récidiverai !” À El Khabar, la rédaction grouille comme une ruche d'abeilles. Dans le lot, une star. C'est Anis Rahmani, le fameux journaliste qui a dévoilé les biens “pompés” par des personnalités du sérail sur le patrimoine des Affaires étrangères. Question : “Tu vas récidiver ?” Anis Rahmani, le sourire au coin, répond d'un air narquois : “Non, on fait la trêve. Je m'inquiète pour le sort des travailleurs du journal.” Puis, plus solennel : “Mais bien sûr qu'on va continuer. Ihabsou esserqa, n'habsou ma nekatbouch !” Kamel Djouzi, le rédacteur en chef adjoint, précise que le passif d'El Khabar est de zéro centime. “Nous avions un petit problème avec la SIO pour le tirage de l'Ouest où on fait 83 000 exemplaires sur un total de 418 000. Le chèque est prêt. Maintenant, à savoir ce que cherche le pouvoir : l'argent ou la bagarre ? Ça va être plus chaud les jours à venir.” M. B. Ce qui s'est passé à l'imprimerie La rançon a été payée “Puisque vous payez, Liberté sera imprimé”, dixit le directeur de la SIA. En dépit de la remise du chèque, aucune garantie n'a été fournie à notre journal. Suite aux injonctions du gouvernement, les imprimeries du Centre, de l'Est et de l'Ouest ont exigé, jeudi dernier, du Soir d'Algérie, de Liberté, du Matin, d'El Khabar, de L'Expression et de Er-Raï le paiement de toutes les factures, y compris celles qui ne sont pas arrivées à terme, “au plus tard le dimanche 17 août avant 16 heures, faute de quoi, le tirage sera suspendu”. Dès réception de cet ultimatum, qui est en soi une violation flagrante du contrat commercial qui lie les journaux aux imprimeurs, les directeurs des titres visés, ainsi que celui d'El Watan, ont relevé le caractère illégal de cette procédure et dénoncé cette énième tentative de faire taire la presse indépendante. Ce coup de force est porté le lendemain à l'opinion nationale et internationale. Les responsables des journaux ciblés, mis devant le fait accompli, ont exploré les voies et moyens à même de déjouer le complot ficelé par Bouteflika et Ouyahia et permettre à leur titre de se désengager du traquenard. Mohamed Benchicou, directeur du Matin, fait une proposition à l'ensemble des présents. En substance, selon lui, “le pouvoir veut étouffer notre presse sous des prétextes commerciaux, qu'on lui réponde alors sur ce terrain et que les titres qui peuvent payer leurs factures, même celles qui ne sont pas arrivées à échéance, le fassent”. L'idée agrée tous les éditeurs qui se tournent vers Farid Alilat, directeur de Liberté, pour lui demander s'il pouvait réunir la somme avant l'expiration de l'ultimatum. Ce dernier répondra qu'il est d'accord et qu'il va racler tous les fonds de Liberté et les remettre aux imprimeurs avant que le couperet de Ouyahia ne tombe. Les éditeurs sont également convenus d'accompagner les responsables de Liberté à la SIA pour assister à la remise du chèque au directeur de cette entreprise. C'est donc en compagnie de Fouad Boughanem, directeur du Soir d'Algérie, de Mohamed Benchicou, directeur du Matin, de l'avocat de ces titres et d'un huissier que les responsables de Liberté se sont présentés, hier, avant midi, chez M. Mechat. Celui-ci, averti quelque temps auparavant, était à son bureau entouré de ses collaborateurs et du représentant syndical. La présence de l'avocat des titres et de l'huissier a été récusée par le directeur de la SIA. Pour ne pas compliquer davantage l'affaire, la délégation des éditeurs a accepté cette restriction. Après les introductions d'usage, le directeur du Soir d'Algérie a remis une lettre au directeur de l'imprimerie dans laquelle il sollicite un délai de quelques jours pour réunir la somme réclamée. Cette nouvelle donne a visiblement gêné le patron de la SIA qui ne pouvait décider seul de la suite à lui donner. Les éditeurs iront jusqu'à lui demander de prendre le temps de “réfléchir” et de répondre au Soir d'Algérie avant l'heure fatidique de 16 heures. Après cette requête, Liberté fera savoir au directeur de la SIA qu'il est disposé à payer et que le chèque de la totalité de la somme exigée est là. L'information désarçonne, quelques secondes, l'imprimeur qui se ressaisit pour demander qu'il faudra vérifier ce chèque, histoire de gagner un peu de temps. M. Alilat le reprend et lui fera savoir qu'il s'agit d'un chèque de banque, donc certifié. Silence dans la salle ! En désespoir de cause, le directeur de la SIA dira : “Puisque vous payez, Liberté sera imprimé.” A. O. Abbès Mekhalif, à propos de la commission parlementaire “Nous mènerons une enquête approfondie” C'est une enquête très fouillée que comptent mener les députés FLN sur les dessous de la décision de suspension de six quotidiens nationaux. “On mènera une enquête approfondie sur les raisons qui président à la suspension d'un certain nombre de titres de la presse nationale”, a indiqué, hier, le président du groupe parlementaire du FLN, Abbès Mekhalif, contacté par téléphone. Il précisera, à ce propos, que d'ores et déjà, “nous sommes en train de constituer un dossier sur cette question”. Il s'agira dans les faits, selon lui, de retracer tout l'historique de la relation presse-imprimerie depuis l'avènement de la presse indépendante. “Cela nous permettra de mettre en évidence les dépassements existants dans cette relation et de savoir si vraiment ces titres sur lesquels la menace de suspension pèse sont ceux qui honorent le moins leurs dettes”, indique-t-il. Des déplacements sur le terrain, notamment auprès des imprimeries, seront programmés à cet égard par les parlementaires. Les raisons qui font que la menace de suspension ne cible que “six titres et pas la totalité de la presse” seront également à l'étude de la commission d'enquête. Tout comme il s'agira, selon M. Mekhalif, de mettre en évidence la “nature des pressions qui s'exercent sur la presse, leurs arrière-pensées” et les raisons pour lesquelles cette décision de suspension “intervient à ce moment précis”. L'audition des responsables des départements ministériels concernés, notamment le ministère de la Culture et de la Communication, sera également au programme. L'annonce de la constitution de cette commission d'enquête parlementaire se fera, apprend-on, le 2 septembre prochain, à l'occasion de l'ouverture de la session d'automne de l'APN. Une motion portant proposition de constitution de cette commission sera présentée ce jour-là aux députés. Cette structure d'enquête sera constituée, apprend-on de sources sûres, de 40 à 50 députés et comprendra des parlementaires de l'ensemble des formations politiques représentées à l'APN. Pourquoi une commission d'enquête ? La constitution des commissions d'enquête parlementaires concerne, explique M. Mekhalif, “les grandes questions nationales, et le problème que vit aujourd'hui la presse est une question éminemment importante car, elle représente une atteinte au principe constitutionnel que représente le droit à la liberté d'expression”. Selon une source proche du Parlement, les conclusions de l'enquête seront rendues “publiques” au plus tard dans un mois et demi. N. M.