Liberté : Où en sommes-nous, aujourd'hui ? Rédha Amrani : N'attendez pas de moi à ce que je dénigre systématiquement ce qui se fait de bien dans notre pays. Même si, au départ, je n'étais pas d'accord avec la politique de réconciliation nationale, il n'en demeure pas moins que la paix est revenue au pays, malgré la présence encore d'éléments irréductibles mais dont le potentiel de nuisance est fortement réduit. Cela s'explique par la résistance de notre intelligentsia mais aussi par le pays profond. Sur le plan du progrès socioéconomique, de grands résultats ont été obtenus : selon les indicateurs sur l'espérance de vie, l'éducation, l'accès à l'eau, l'accès aux services financiers et l'accès aux soins de santé, l'indice de l'Algérie de la pauvreté humaine (Iph) a diminué de 24,67% de la population en 1998 à 18,95% en 2006, soit une amélioration de 5,72 points de pourcentage. Et l'amélioration est continue : des villes comme Oran qui étaient assoiffées, ou la capitale où l'eau était rationnée, on a de l'eau potable et courante presque h24. Avec l'autoroute Est-Ouest, Oran est à moins de quatre heures d'Alger avec une diminution édifiante des accidents de la route, autre fléau de notre pays. La mise à niveau de l'infrastructure générale est une réalité en 2010, et personne ne peut le contester, malgré les dommages collatéraux que les nécessités de la célérité du rattrapage ont causé en matière de corruption lors de la conclusion de la multitude de contrats de réalisation. Cependant, bien que les programmes nationaux et publics dans la mise à niveau de notre infrastructure aient entraîné une réelle reprise économique et que les différentes mesures et aides de l'Etat pour lutter contre le chômage ont réduit ce dernier de 27 à 11,8% de la population active entre 2001 et 2008, notre pays a toujours l'un des taux les plus élevés de chômage au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Le système de formation dans de nombreux domaines est peu adapté au marché du travail, et le chômage est plus élevé chez les diplômés ; l'adéquation formation-emploi sera l'un de nos plus grands chantiers à l'avenir. Le chômage des jeunes demeure une préoccupation majeure : 30% sont sans emploi, et près de 72% des chômeurs sont au-dessous de 30 ans. Notre économie a subi un réel désinvestissement industriel ; après le désastre causé en 1980 par le ministre de la Planification du président Chadli voilà que l'actuel ministre de l'Industrie a parachevé cette œuvre destructrice. Faut-il penser que ces deux responsables politiques qui ont eu maille à partir avec le regretté président Boumediene mais avaient bénéficié de sa mansuétude, se sont évertués à détruire l'une de ses œuvres parmi les plus fécondes à savoir l'industrialisation de notre pays ? Nous nous devons de mettre en place des garde-fous pour que ce type de destruction devienne impossible à l'avenir. Car notre pays, après avoir réussi à mettre en classe 8 millions d'Algériens et plus de un million d'étudiants dans nos universités et instituts doit mettre au travail tous les ans près de 250 000 bac + 4 et plus de 350 000 bac -1 à bac - 6, une tâche immense que peu de pays développés peuvent assumer aujourd'hui. Seuls le développement et l'introduction du progrès technique dans l'agriculture et l'industrialisation réelle peuvent permettre de relever ces défis grâce aux immenses effets d'entraînement dans les activités de service, particulièrement dans le transport, le tourisme, les finances et l'assurance, dans l'artisanat et les métiers. À la lumière des différentes expériences vécues en Algérie, comment voyez-vous la question des investissements directs étrangers ? Une nécessité pour tout développement économique réel et cohérent. Cependant, ils ne sont pas la panacée et encore moins un dogme. Penser que les étrangers vont se substituer à l'Etat algérien et aux entrepreneurs algériens et prendre en main notre développement dans la production industrielle et des services est une erreur stratégique fondamentale, voire une naïveté. Avec mon ami le docteur Lamiri, un de nos éminents experts qui a rejoint le pays à la fin de ses études, contrairement à certains récents donneurs de leçon de l'étranger, nous avons attiré l'attention sur le danger de l'augmentation drastique de l'investissement étranger, dont la réexportation de ses profits légaux allait devenir pire que le service de la dette extérieure. Les derniers développements de l'affaire Orascom sont une prémice de ce que notre économie allait subir à l'avenir. Les capitaux, les connaissances technologiques, les innovations, les compétences humaines et même l'accès aux marchés extérieurs s'achètent. Dans ce domaine, il faut faire confiance aux réels entrepreneurs locaux qui savent quand et comment faire appel à leurs partenaires étrangers ou aux différents marchés pour l'amélioration de leurs productions et de leurs parts de marché interne et externe. Toujours de vos différentes prises de position, on peut supposer que le gouvernement actuel va dans le même sens que vos propositions. Patriotisme économique, défense de l'outil national. Peut-être faut-il aller plus loin ? Les enjeux de notre pays ne sont pas strictement idéologiques. Notre gouvernement a dû certainement mener des études prospectives car “gouverner c'est prévoir”. Les enjeux sont considérables, il s'agit d'assurer un développement harmonieux et fécond au cours des 25 prochaines années avec l'épuisement progressif de nos ressources pétrolières et la diminution de nos ressources en gaz naturel qui ont assuré jusqu'ici l'essentiel de nos ressources financières. Le nécessaire retour aux fondamentaux du développement économique et social suppose un repositionnement nécessaire de notre politique économique et le développement de stratégies bien pensées et mieux structurées. La gestion par la concertation avec tous les acteurs économiques et sociaux est une nécessité pour tout Etat moderne qui devient un “meilleur Etat plutôt qu'un tout-Etat”. L'histoire nous apprend que la réussite du développement repose sur la mobilisation et la mise au travail de la classe moyenne bien formée, laborieuse et soucieuse des intérêts de la collectivité nationale. Continuer à laminer les revenus de la classe moyenne serait suicidaire et nous ferait perdre les meilleurs produits de l'outil de formation chèrement édifié. Les chiffres de la Banque mondiale sont tristes et ahurissants puisque plus de 150 000 cadres bien formés auraient quitté notre pays au cours des vingt dernières années. Pour prévenir cela, il faudrait progressivement revenir à la vérité des prix et à la vérité des salaires car, même dans la période d'austérité des années 70, le revenu d'un cadre était 7 à 8 fois le Smig ! De plus, avec l'amélioration incontournable de notre système de formation supérieure, l'Etat doit se servir le premier et se réserver les meilleurs lauréats du système de formation pour les mettre avantageusement à son service et délaisser le système partisan qui permet aux médiocres de squatter les postes de responsabilité amenuisant l'efficacité de notre développement et mettant en péril l'avenir de la collectivité. La promotion d'une classe d'entrepreneurs algériens, soucieuse du développement des activités productives génératrices d'emplois, de richesses, d'innovation et de gains de marchés à l'export, devient aussi la priorité de tout gouvernement car l'Etat peut catalyser le développement en soutenant les grandes entreprises à capitaux publics et privés mais il ne peut tout faire et surtout ne doit pas tout faire. La séparation de l'Etat puissance publique de l'Etat actionnaire doit devenir une réalité intangible et l'Etat actionnaire ne doit le rester que s'il est en mesure de défendre ses intérêts d'actionnaire comme tout autre actionnaire. Alors, où va l'Algérie comme cela ? Je reste fondamentalement optimiste pour l'avenir de notre pays et plus encore aujourd'hui jour du 65e anniversaire des glorieux et douloureux évènements de Mai 1945. De nos jours, nous avons su laborieusement construire l'Etat algérien moderne, réaliser des phases exaltantes dans l'édification du pays et, malgré des périodes tragiques et douloureuses, surmonter des obstacles qui auraient anéanti des nations supposées plus solides et mieux structurées que la nôtre. Dernièrement, un événement comme la qualification de notre pays à la phase finale de la Coupe du monde de football a fait descendre toute la nation à travers toute l'étendue du pays jeunes et moins jeunes, femmes et hommes, et même notre communauté à l'étranger, derrière le drapeau national. Cela suffirait largement à démontrer que nous sommes dans le vrai et que nous avons conscience de nos potentialités et des défis qui nous attendent malgré les erreurs et certains déboires, en somme fatals ou inévitables, compte tenu de notre inexpérience et de notre impatience. Le fait de pouvoir s'exprimer dans un débat libre et réfléchi dans les colonnes de notre presse locale sur des sujets aussi importants que celui de “où va l'Algérie” est une preuve de la maturité de nos concitoyens et du niveau de développement de notre pays. Il reste à dire que le chemin à parcourir reste long et fastidieux, que la génération de l'Indépendance est appelée à passer la main de façon irrémédiable et que les méthodes de gouvernance du pays doivent évoluer rapidement pour se mettre en cohérence avec la réalité d'aujourd'hui et les défis de demain. On ne gouverne pas de la même façon un pays et un peuple de dix millions d'habitants composé à plus de 90% d'analphabètes à l'indépendance, comme une nation de plus de 36 millions d'habitants dont l'immense majorité a bénéficié de l'accès à l'école, d'infrastructures socioéconomiques des plus modernes, qui surfent sur les nouvelles technologies de l'information et qui sont branchés à travers la télévision satellitaire sur le monde entier. Nous devons faire disparaître tout paravent pernicieux dans la gestion de notre vie quotidienne car comme le disait Winston Churchill : “Le système démocratique est un mauvais système de gouvernement mais de tous les systèmes de gouvernement, il reste le moins mauvais''.