Après plusieurs jours de débats houleux le Parlement turc a adopté un projet de révision de la Constitution déposé par le Parti de la justice et du développement (AKP), le parti islamo-conservateur au pouvoir. La batterie d'amendements dont l'article phare vise à réduire les prérogatives de la Haute Magistrature, bastion de la laïcité hostile au gouvernement islamiste, a été votée, sans atteindre les 367 voix représentant les deux tiers du Parlement, nécessaires à une adoption définitive d'une modification constitutionnelle sans référendum. Le texte prévoit, notamment, de ne plus laisser à la seule initiative de la justice la dissolution des partis, dont l'AKP a failli faire les frais en 2008. Dans une Assemblée qui compte 550 députés dont 336 de l'AKP, les 27 articles soumis au vote ont néanmoins tous obtenu au moins 330 voix, ce qui leur permet de prétendre à être confirmés par référendum. La loi sera soumise au président de la république Abdullah Gül, lui-même issu de l'AKP, qui devrait l'approuver et convoquer un référendum de confirmation. L'opposition et la hiérarchie judiciaire dénoncent le projet et la volonté de l'AKP de faire main basse sur le pouvoir judiciaire, et menacent d'user de tous les recours légaux pour empêcher la tenue du référendum et rendre caducs les amendements proposés. Le principal parti d'opposition compte saisir la Cour constitutionnelle pour faire annuler le projet dès qu'il est entériné par le président de la république. Une telle démarche a déjà réussi à l'opposition lorsqu'elle a réussi à faire annuler par la Cour constitutionnelle une loi du gouvernement islamiste qui voulait rétablir le port du voile à l'université pour les étudiantes et les enseignantes. Si l'opposition arrive à ses fins, cas de figure qui n'est donc pas totalement exclu, le président Gül n'aura d'autre alternative que de dissoudre le Parlement, dans l'espoir de faire gagner une majorité absolue à son parti. De son côté, l'AKP assure que cette révision constitutionnelle vise à aligner la Loi fondamentale turque sur les normes européennes et favoriser ainsi la candidature du pays à l'Union européenne. Il veut pour preuve de sa bonne foi le fait que l'UE ait salué l'initiative du gouvernement turc. Au-delà des enjeux diplomatiques présumés, en réalité c'est tout l'héritage de Kemal Atatürk et le modèle turc, si particulier, qui est en débat et qui risque sinon de disparaître, de connaître de sérieuses remises en cause. À la suite de l'effondrement de l'empire ottoman, l'ordre constitutionnel turc a été marqué du sceau de Kemal Atatürk. Il a été marqué par l'abolition du royaume et du califat, l'instauration de la république et la laïcité de l'Etat, l'adoption du calendrier grégorien, de l'alphabet latin, l'occidentalisation des tenues vestimentaires et l'émancipation de la femme. L'armée s'est instituée gardienne des institutions menacées par l'arrivée d'islamistes au pouvoir, ce qui explique ses interventions sous forme de démissions imposées aux gouvernements en place lorsque le besoin s'en fait sentir. Ce rôle éminent de l'armée est consacré dans la Constitution de 1982. Cette constitution est la cinquième depuis la fin de l'empire ottoman et la troisième depuis l'instauration de la république. Dans le bras de fer constitutionnel qui secoue actuellement la Turquie, il y a un grand paradoxe. C'est l'adoption par la Turquie du modèle politique occidental et sa candidature à l'Union européenne qui menacent l'occidentalisation de la société voulue par Atatürk. Les profondes réformes imposées par l'UE et interdisant tout rôle politique de l'armée constitue du pain béni pour les gouvernements islamistes dont la réislamisation de la société est une priorité.