Avant d'aborder ce sujet, une remarque préalable s'impose : il n'y a pas de données fiables et régulières pour en traiter convenablement. L'Office national des statistiques semble avoir abandonné son enquête semestrielle sur les salaires depuis 1996. Quant au ministère charge du Travail, il en a réalisé une, elle porte sur l'année 2002. Ces informations sont pourtant indispensables pour permettre à l'Etat d'exercer ses missions de régulation, aux investisseurs d'avoir de la visibilité et aux partenaires sociaux de disposer de la matière nécessaire à la négociation. Le recours à des informations partielles et à des approximations est donc inévitable. Que peut-on constater sur une longue période, celle allant de la fin des années 1980 à ces dernières années ? La place des salariés, dans la société algérienne, a reculé et leur statut s'est fragilisé. Cette question, au-delà du sentiment d'injustice que l'on peut éprouver, relève d'un domaine plus large, celui de l'état du développement économique et social du pays. Elle renseigne sur son évolution, dans la mesure où dans le monde contemporain le salariat est, au moins, la forme prédominante de la mise au travail des hommes. La part des salaires dans le produit intérieur brut est passé de plus de 40%, proportion que l'on peut observer dans tous les pays développés, aux alentours de 20% ces dernières années. Durant les années 1990, les préconisations des institutions internationales, confondues souvent à tord avec une quelconque opération de redressement de l'économie nationale, visaient, avant tout, à mettre l'Algérie en état de rembourser ses dettes. Sous l'impératif de rétablir les équilibres économiques, elles se sont traduites dans les années 1990, en particulier, par : - la dissolution ou le changement de statut (entreprise de salariés, mixte, privée) de centaines d'entreprises publiques entre 1994 et 1997. Cette opération menée sous la double contrainte de l'urgence et de la nécessité s'est traduite par le licenciement collectif d'environ 500 000 salariés. 100 000 d'entre eux ont fait valoir leurs droits à la retraite ou à la préretraite, nouvelle modalité de rupture d'une relation de travail. Les autres, la grande majorité, personne ne peut dire ce qu'ils sont devenus. On peut supposer que les cadres ont pu se réinsérer, mais pour le reste, composé en grande partie d'une main-d'œuvre qualifiée, il peut être affirmé que ce fut un énorme gâchis ; - la dépermanisation dans le secteur du BTPH plaçant des dizaines de milliers de salariés en position de rupture de leur relation de travail en cas de non-reconduction de leur contrat. Et, le recours abusif aux contrats de travail à durée déterminée, le développement d'emplois d'attente rémunérés, y compris pour des universitaires, en deçà du SNMG ; - la réduction drastique des dépenses dites à caractère social qui a affecté non seulement les grands services publics mais également les salariés à travers les suppressions des cantines et des transports dans les entreprises ; - le blocage des salaires dans le secteur public notamment au moyen d'une disposition dite article 87 bis prise par la loi des finances au milieu des années 1990. Par sa définition incluant dans le SNMG l'ensemble des éléments de la rémunération, à l'exception de ceux liés au remboursement des frais engagés par les travailleurs pour l'accomplissement de leur travail, cette disposition permet de contenir toute évolution des salaires à l'occasion de la revalorisation de ce salaire minimum. Ces mesures prises dans un contexte économique difficile perdurent et certains de leurs effets se sont exacerbés. La dévalorisation du travail qualifié et la paupérisation des couches moyennes salariées. Depuis la fin des années 1980, le SNMG a été revalorisé à maintes reprises de façon chaotique, sans soucis de permettre aux employeurs d'en amortir les effets ou de rassurer régulièrement les salariés concernés. Il est passé de 12 000 à 15 000 DA depuis janvier 2010, permettant ainsi aux catégories les plus vulnérables de rattraper, au moins en partie, la dégradation du pouvoir d'achat des salaires. En effet, la libéralisation des prix, les dévaluations successives de la monnaie, l'inélasticité de l'offre en produits de consommation et la spéculation qui s'ensuit inévitablement, ont poussé les prix vers une hausse considérable. Cependant, cet effort d'ajustement du SNMG, que l'on peut qualifier de juste, peut, précisément en raison de l'article 87 bis, ne pas être répercuté systématiquement en valeur ou en proportion sur l'ensemble des autres catégories. Dans le secteur de la Fonction publique Le secteur de la Fonction publique est le principal employeur, les niveaux de rémunérations qu'il fixe sont autant de signaux qu'il envoie à tous les autres secteurs. Il peut tirer, de ce fait, les salaires vers le haut ou le bas. C'est le secteur où l'article 87 bis a été appliqué dans toute sa rigueur. Ainsi, évitant tout juste les chevauchements de salaires, la décision de porter le SNMG de 8 000 à 10 000 DA en 2004 s'est traduite, par exemple, par une augmentation de quelque 70 DA pour les travailleurs positionnés à la catégorie 7, les autres, équivalents d'agent de maîtrise, de technicien et de cadre n'en ont pas bénéficié du tout. À titre indicatif, à cette date un professeur de l'enseignement secondaire ayant 20 ans d'ancienneté avec toutes ses primes et indemnités percevait une rémunération nette mensuelle d'environ 16 300 DA, soit 1,6 SNMG, alors qu'il était recruté à la fin des années 1980 à un salaire égal à 4 SNMG. Ce constat peut être établi pour tous les grands corps d'inspection chargés de la protection de l'économie ou de l'application de la loi en matière de fiscalité, de commerce et de travail. Il peut être fait également pour des corps de qualification plus élevée relevant de la santé ou de l'enseignement supérieur et de la recherche scientifique. Il s'agit donc d'un véritable processus de dévalorisation du travail qualifié et de paupérisation des couches moyennes salariées qui peut être illustré autrement. À la fin des années 1980, le secteur de la Fonction publique consacrait entre 45 et 50 milliards de DA pour la rémunération de quelques 750 000 fonctionnaires permanents, contractuels et vacataires. En 2004, cette dépense a été portée à 500 milliards pour près de 1 500 000, soit 10 fois plus de ressources pour deux fois plus d'agents. Ce qui, formellement, laisse indiquer que les rémunérations auraient été multipliées par 5. Mais en réalité, ces revenus destinés à la consommation ont, à peu près, le même pouvoir d'achat. Il suffit pour cela de comparer les prix des produits de consommation pour les deux périodes : ils ont tous été multipliés par 10, voire plus. Ce sont donc les mêmes ressources réelles qui ont servi à rémunérer le double d'agents ! Et, comme les basses catégories ont bénéficié des ajustements du SNMG, on peut aisément conclure que plus l'agent était qualifié plus il a perdu de pouvoir d'achat ! Bien sûr, avant et après 2004, des mesures correctives et sélectives ont été décidées, souvent sous la pression des syndicats autonomes, au moyen de multiples primes et indemnités dont les appellations n'étaient soumises qu'à la capacité d'imagination des fonctionnaires. Mais sous l'angle de l'équité ces mesures, en l'absence d'une vision d'ensemble, ne pouvaient être considérées comme actions de différenciation objective des salaires. Depuis 2008, l'adoption de l'ordonnance portant statut général de la Fonction publique a offert à l'Etat employeur de grandes possibilités d'action pour desserrer l'éventail des salaires et réhabiliter les hiérarchies professionnelles. Ainsi, l'enseignant du secondaire, évoqué plus haut, toucherait environ 3 SNMG nets. Cet effort pourrait certainement être relevé pour toutes les autres catégories. Cependant, 18 ans d'attente d'un statut, les louvoiements de l'administration avec des syndicats à la représentativité avérée, l'absence de concertations régulières à un niveau adéquat qui aurait pu être le conseil supérieur de la Fonction publique si l'ordonnance lui avait confié la mission d'examiner les conditions de travail, l'exclusion des syndicats autonomes des bipartites, la perception d'une répartition injuste du revenu national et bien d'autres facteurs encore ont fait que cet effort de redressement ne semblent pas avoir convaincu certains des intéressés. Dans le secteur économique Dans l'ensemble, le secteur économique a connu les mêmes tendances : resserrement des écarts de salaires et dévalorisation relative du travail qualifié. La fermeture de centaines d'entreprises, les difficultés financières et la forte pression du chômage ont imposé la modération des salaires et de la revendication. Durant les années 1990, le salaire moyen a évolué beaucoup moins vite que le SNMG. Une étude réalisée par le BIT, début 2000, montre bien la part grandissante du salaire minimum dans le salaire moyen. L'enquête du ministère du Travail, même si c'est à un degré moindre, révèle également la même tendance, particulièrement dans le secteur public local et le secteur privé. Mais dans ce dernier secteur, toutes les informations laissaient entendre que les grands groupes, au moins, offraient des salaires attractifs aux salariés qualifiés et à ceux occupant des postes de responsabilité. L'éventail des salaires devait être plus élevé : on y rémunère selon le marché. On paye également mieux lorsqu'on s'abstient de s'acquitter des charges fiscales et parafiscales. Une mise à plat de cette pression, aujourd'hui supérieure à celle des pays voisins ou même au Portugal, devrait être effectuée, dans l'objectif de favoriser une partie de ce secteur à s'inscrire dans le secteur formel. Durant les années 2000, les ajustements du SNMG se sont poursuivis par des révisions des conventions collectives de branches mais les résultats ne sont pas connus. La dernière mesure l'a porté de 12 000 à 15 000 DA, soit 25% d'augmentation. Selon les informations recueillies auprès de l'UGTA, les négociations par branche se traduiraient par des augmentations variant entre 20 et 35% des salaires. Ce qui signifie, en moyenne, que dans les branches et entreprises consentant une augmentation de moins de 25%, les tassements de salaires vont se poursuivre, à moins que, hypothèse fort improbable, cet effort ne soit dirigé vers les travailleurs qualifiés et ceux exerçant dans des conditions pénibles ou de responsabilité. Mais au-delà de cette observation de caractère général, deux remarques méritent d'être soulignées : - les négociations devraient se mener à l'échelle des entreprises, le niveau supérieur, comme la branche, n'intervient normalement qu'ultérieurement pour fixer des minima la préservant d'une concurrence déloyale. Cette façon de procéder confère à cette négociation un caractère plus politique qu'économique. D'ailleurs, plus des 2/3 des entreprises publiques concernées ont des actifs nets négatifs et vont appliquer les mesures décidées, alors qu'une confrontation régulière de leurs intérêts avec ceux de leurs travailleurs auraient permis, depuis fort longtemps, de dégager les voies de leur redressement ; - la seconde a trait au nombre de salariés concernés. Les représentants de l'UGTA ont déclaré que la révision des conventions allait couvrir environ 1,6 million de salariés dont 600 000 relèveraient du secteur privé. Or, si l'on y ajoute les agents de la Fonction publique, on peut se demander, légitimement, ce qu'il advient de... l'autre moitié des salariés. L'extension de la précarité Durant les années 2000, les emplois dits d'attente continuent à suppléer la création d'emplois liés à l'activité. L'emploi durable, en raison de l'absence d'une reprise de la dynamique économique en particulier dans le domaine industriel, se fait rare. Le poids des salariés permanents dans la population active occupée ne cesse de dégringoler : il est passé successivement, selon les enquêtes de l'ONS, de 50% en 1997 à 40% en 2001 et à 33% au mois d'octobre 2009. À l'inverse, le poids des employeurs et indépendants restant stable, la proportion des non-permanents, grâce à l'investissement public dans le BTPH, ne cesse de grimper : elle est passée de 20% en 1997 à 32,5 en octobre 2009. Dans une économie en transition vers un mode de fonctionnement par le marché et de plus en plus ouverte, il est attendu que le travail devienne une variable d'ajustement, le recours au contrat de travail à durée déterminée n'étant qu'une des manifestations. L'alternance entre emploi et chômage sera forcément le lot de beaucoup. Cette situation exige la mise en place de dispositifs d'accompagnement personnalisés intégrant le placement, l'assurance chômage et la formation-reconversion. À ce sujet, les pouvoirs publics seraient bien inspirés : - s'ils érigeaient la Caisse nationale de chômage en système universel incluant les salariés sous contrat à durée déterminée plutôt que de l'engager dans des actions qui incombent normalement à la solidarité nationale, comme la création d'entreprises ; - s'ils suscitaient une offre de formation diversifiée y compris de la part du secteur privé en finançant les formations à hauteur de ce qu'elles consentent dans le secteur public et, si besoin, sous réserve de ressources. Un climat social apaisé et une force de travail qualifiée sont, aux côtés d'une bonne gouvernance, de la croissance du marché et de l'existence d'un tissu de PMI/PME des facteurs d'attractivité, autrement plus important que les niveaux de rémunération, pour les investissements étrangers structurants. R. H.-L. (*) Retraité, ancien responsable chargé des dossiers salaires et Sécurité sociale