Selon le président du Collège national des architectes, la capitale compte plus de 1 500 immeubles totalement vétustes et inhabitables. Certains nécessitent de toute urgence des travaux de réhabilitation, tandis que d'autres sont bons pour une démolition pure et simple. Le Dr Abdelhamid Boudaoud est un brillant architecte urbaniste qui a fait ses études en Italie. Il est président du Collège national des experts architectes (CNEA, créé en 1991) et membre du Collège maghrébin des experts architectes. Depuis plusieurs années maintenant, le CNEA ne cesse de multiplier les SOS pour alerter les pouvoirs publics et l'opinion nationale sur l'état du cadre bâti dans notre pays et la situation alarmante du paysage urbanistique national. L'affaire de l'effondrement dramatique d'un hôtel au square Port-Saïd tôt ce mardi matin, faisant 8 morts et 22 blessés dont un dans un état grave, nous replonge en plein dans la problématique de résorption du parc vétuste, tout particulièrement dans une ville “ingérable” comme Alger. “Il y a 1 548 communes en Algérie. Il n'y a pas une seule commune qui connaisse son patrimoine immobilier”, constate d'entrée M. Abdelhamid Boudaoud, contacté hier par nos soins pour nous livrer un point de vue “technique” sur le problème qui nous préoccupe. “Ce qu'il convient de faire en toute urgence, c'est de recenser le vieux bâti au niveau de chaque commune. Il faut classer ce patrimoine immobilier en le répertoriant par catégories : les bâtisses qui nécessitent une réhabilitation, celles qui nécessitent un confortement et celles qui demandent une rénovation. Pour chacune de ces catégories, il y aura trois sortes d'intervention : légère, moyenne et lourde, selon la gravité de son délabrement. Il faut évaluer le degré d'urgence pour chaque bâtiment et engager les travaux qui s'imposent.” “Alger est assise sur une bombe atomique” M. Boudaoud s'est particulièrement distingué suite aux effets ravageurs du séisme du 21 mai 2003, lors d'un forum d'El-Moudjahid où il avait tiré la sonnette d'alarme à propos de la menace d'un cataclysme urbain qui pèserait sur Alger comme une épée de Damoclès. Il réitère le même avertissement en lançant : “Alger est assise sur une bombe atomique. Avec un séisme de magnitude 5, la capitale serait en ruines !” Selon les chiffres que nous a communiqués le président du Collège national des experts architectes, il y avait quelque 1 521 vieilles bâtisses à Alger avant le séisme du 21 mai 2003. Certaines sont à démolir, d'autres à réhabiliter et à conforter. Parmi les bâtisses à démolir, on dénombre 114 dans la seule commune de Sidi-M'hamed, 30 à Bab El-Oued, 7 à Hussein-Dey, et 7 à Alger-Centre pour ne citer que ces communes. En ce qui concerne les bâtisses qui nécessitent des travaux de confortement ou de réhabilitation, on dénombre – toujours avant le séisme du 21 mai 2003 – 383 à Sidi-M'hamed, 262 à Bab El-Oued, 500 à Bir-Mourad-Raïs, 152 à Dar El-Beïda, 46 à Hussein-Dey et 8 à Alger-Centre. M. Boudaoud attire l'attention sur la nécessité de procéder très vite à une évaluation de l'état de tous les bâtiments stratégiques d'Alger : Palais du gouvernement, MDN, ministères, siège de la DGSN, casernes des pompiers, prisons, écoles, hôpitaux... “Tous les hôpitaux d'Alger, Mustapha-Pacha, Maillot, El-Kettar, sont menacés. Il faudrait les démolir pavillon par pavillon et les reconstruire progressivement”, indique notre interlocuteur. Le pouvoir aux architectes ! De manière plus générale, notre expert estime que chaque bâtisse doit être munie d'un “livret de santé”. “Il faut diagnostiquer minutieusement les pathologies de chaque bâtisse et dresser le livret de santé de chaque bâtiment”, dit-il. La métaphore médicale reviendra d'ailleurs longuement dans les propos du Dr Boudaoud. Selon lui, il faudrait des interventions de type “chirurgical” sur le tissu urbain. Il faut donner le pouvoir aux architectes, aux ingénieurs, ces “médecins” du bâtiment : “Nous avons 12 000 architectes à l'échelle nationale, soit une moyenne de 10 par commune. Il faut les faire travailler. Il faut les associer. Les architectes ont le pouvoir technique mais pas le pouvoir de décision. Il faut qu'il y ait un dialogue entre les pouvoirs publics et les architectes. Et puis, il faut absolument impliquer le ‘maître d'usage', à savoir le citoyen”, dira Abdelhamid Boudaoud, avant d'ajouter : “On met à chaque fois en cause le travail du CTC. Mais le CTC n'est pas un chien de garde qui surveille la maison. Il suffit d'engager un bureau d'études qualifié, et c'est à lui de suivre les travaux. Il faut que nos APC apprennent à sous-traiter avec les architectes, avec les bureaux d'études comme cela se fait en France ou en Italie. Il faut qu'il y ait un dialogue entre les architectes et les autorités. L'Etat dépense des milliers de milliards dans les constructions, mais la petite administration des APC et autres OPGI rechigne à sous-traiter avec les bureaux d'études pour le suivi et le contrôle des travaux. Le CTC fait son travail mais, après, c'est à l'architecte de suivre.” Un paysage immobilier chaotique Un diagnostic rapide du vieux bâti renseigne sur le très mauvais entretien de nos immeubles, ce qui explique leur fragilisation : infiltrations d'eau, surélévations anarchiques, des gens qui squattent et détournent des buanderies (crise du logement oblige), des énergumènes qui n'hésitent pas à cisailler des piliers porteurs dans les sous-sols pour y installer Dieu sait quoi... “Il n'y a qu'à voir les citernes qui ornent nos appartements, chaque citerne faisant un mètre cube soit 1 000 kg de trop, sachant que la charge ne doit pas excéder 270 kg par mètre carré pour une bâtisse à usage d'habitation. Notre paysage urbanistique est jonché d'anomalies. Il n'y a pas un coin où vous ne percevez une anomalie, le tout sous le regard indifférent des services municipaux. Nous évoluons dans une ville où il n'y a même pas de vespasiennes, pas d'abribus, pas de mobilier urbain, alors que nous avons des techniciens racés, à la patte extraordinaire… L'Etat lourd ne lésine pas sur les moyens, mais la petite administration fait preuve de laxisme et de désinvolture dans la gestion du patrimoine immobilier”. Concernant la prise en charge concrète du vieux bâti, M. Boudaoud recommande de créer urgemment de petites et moyennes entreprises pour entamer déjà les travaux de confortement qui ne demandent pas une grande technicité : “Il faut créer des entreprises pour chaque type de travaux. Ainsi, il y aura de petites entreprises pour les petites réparations, et des moyennes pour les moyennes tâches, et de grandes entreprises pour les grands chantiers. Mais il faut bouger. Nous avons 900 centres de formation professionnelle à l'échelle nationale. Chaque centre compte en moyenne 500 apprentis. Ainsi, nous avons d'emblée une main-d'œuvre de 4 500 personnes prêtes à l'emploi.” Policer l'urbanisme” Le président du CNEA insiste sur la nécessité de réagir très vite par rapport à l'état du tissu urbain de nos grandes villes. Il estime que les pouvoirs publics devraient tout de suite entamer un programme d'action, avec un calendrier dûment tracé qui s'installerait dans la durée pour la prise en charge des immeubles vétustes, plutôt que d'attendre qu'il y ait un séisme ou une catastrophe naturelle pour trouver des solutions. “Il est contre-indiqué de réagir dans la précipitation. Une construction n'est pas un sandwich. Le bâtiment demande du temps. C'est une tâche de longue haleine. Le Japon a mis 50 ans pour réhabiliter son patrimoine urbain”, fait-il observer. M. Boudaoud souligne qu'“il n'est pas nécessaire de démolir”, suggérant de laisser “l'enveloppe” des immeubles telle quelle de manière à en préserver le cachet historique, culturel ou esthétique. Et de conclure : “Il faut policer l'urbanisme. Nous avons des architectes, des designers, des paysagistes, des urbanistes, mais toutes ces compétences se trouvent marginalisées. Malheureusement, nous manquons cruellement de culture urbanistique…” Mustapha Benfodil