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“La France n'en finira jamais avec son passé algérien”
Mme ZOHRA DRIF, MOUDJAHIDA ET SENATRICE, À LIBERTE
Publié dans Liberté le 04 - 07 - 2010

À la veille du 5 juillet 2010, la sénatrice Zohra Drif, grande figure du nationalisme et de la Révolution algérienne, nous livre en exclusivité un diagnostic terrible sur l'état de la nation. Avec son verbe sans concession et son recul sur les évènements, elle décortique l'état des relations entre l'Algérie et la France qu'elle fustige dans son attitude actuelle. Elle livre également ses vérités sur l'utilité du ministère des Moudjahidine et sur la situation économique et politique en tirant le signal d'alarme sur les retards dans l'application d'une justice sociale pour tous et la lutte contre la corruption.
Liberté : Le pays s'apprête à célébrer le 48e anniversaire du recouvrement de son indépendance au moment où, en France, un ministre des Affaires étrangères déclare qu'il faut attendre que disparaisse en Algérie la génération qui a mené le combat libérateur pour envisager l'établissement de bonnes relations entre la France et l'Algérie. Partagez-vous ce point de vue ?
Zohra Drif : Quelle indécence ! La coopération envisagée par Kouchner n'est rien d'autre que la soumission de l'Algérie au pouvoir français. Il rêve de voir se réaliser ce que l'armada militaire colonialiste n'a pas pu faire : la disparition de tous les combattants de la dignité et de la libération de l'Algérie. Pourquoi ce rêve insensé ? Parce que les sœurs et les frères qui ont pris les armes pour libérer notre pays, et qui ont eu la chance de survivre à la barbarie coloniale, sont les témoins toujours vivants de ce que la “France des droits de l'Homme” a commis en Algérie. Kouchner dit avoir milité toute sa vie pour qu'une justice internationale juge et condamne les auteurs de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité. Dieu sait si ces crimes ont été commis contre notre peuple de 1830 à 1962. Mais dès qu'il s'agit de l'Algérie, Kouchner retrouve les réflexes du monde colonialiste qui n'a jamais admis que nous puissions être considérés comme des êtres humains à part entière. À travers cette déclaration, le ministre des Affaires étrangères français ne fait que dire tout haut ce que pense le régime français : nous ne serons à leurs yeux jamais élevés à la dignité de la personne humaine pour qu'ils puissent envisager de se remettre en question et de présenter des excuses.
Puisque nous sommes dans le vif du sujet, comment expliquer alors que la France soit coproductrice du film Hors-la-loi réalisé par Rachid Bouchareb ?
J'ai suivi avec dégoût les attaques des nostalgiques de “l'Algérie française” et leurs pseudo-arguments parmi lesquels ils reprochaient à la France d'avoir mis de l'argent public dans un film qui, selon eux, faisait la part belle aux Algériens. Comme juriste et parlementaire, je suis scandalisée par les donneurs de leçons en droits de l'Homme et autres libertés qui dénoncent le fait que l'argent public soutient la liberté de création et d'expression. Parce que le film de Rachid Bouchareb est avant tout cela. Mais je me suis renseignée et j'ai découvert que cet argent public français dans le total de la production de Hors-la-loi est ultra minoritaire. Ce film est financé par de l'argent algérien, de l'argent tunisien, de l'argent marocain, de l'argent belge et de l'argent privé français et comme pendant la guerre de Libération nationale, nous n'avons jamais mélangé le peuple français avec le pouvoir français. Des Français se sont engagés à nos côtés parce qu'ils étaient conscients du caractère totalitaire du colonialisme. Après avoir vaincu la barbarie nazie, ils ont estimé que leur place de résistants était aux côtés de ceux qui combattaient la barbarie coloniale. C'est leur honneur et d'une certain manière l'honneur de la France. En revanche, il existe une autre France qui s'est construite sur la chair et l'âme des peuples qu'elle a cherchés à avilir et à faire disparaître parce qu'elle les considérait comme des sous-hommes. Il existe encore aujourd'hui des nostalgiques de cette France-là qui nourrissent l'espoir d'un retour “aux temps bénis des colonies”. Pour moi, ils sont identiques aux nostalgiques du régime nazi. La seule différence, c'est qu'ils ont la possibilité, hélas, d'exprimer librement des monstruosités dans leur pays. Quand j'entends tout ce qui s'est dit autour des massacres perpétrés dans l'Est algérien à partir du 8 mai 1945, je vois la preuve de la résurgence en France d'un mouvement totalitaire qui n'a pas perdu l'espoir de reconquérir, d'une autre manière peut-être, ce qui a été perdu par les armes en juillet 1962, c'est-à-dire la domination et l'anéantissement de notre peuple.
Vous êtes vigoureuse dans votre réaction aux propos tenus par les “nostalgiques de Algérie française”, pourtant, nous n'avons pas relevé beaucoup de réactions en Algérie. Est-ce qu'en réalité ce qui a été dit en France contre Rachid Bouchareb n'est, en définitive, pas si grave que cela ?
Ce qui s'est déroulé en France autour du Festival de Cannes est à mes yeux très grave. Je ne parle pas des réactions racistes d'associations de pieds-noirs ou de harkis, nous en avons malheureusement l'habitude. Je parle surtout de l'immixtion d'officiels français jusqu'au niveau gouvernemental. Même le service historique de l'armée française, qui n'est rien d'autre que le prolongement du tristement célèbre service de propagande de cette même armée pendant la colonisation, s'est cru autorisé à donner des leçons. Plus près de nous, quand j'entends Sarkozy rendre hommage à Bigeard qui a reconnu publiquement avoir utilisé les méthodes nazies en Algérie, je suis conforté dans mon idée que jamais la France officielle n'a considéré que tous les peuples qu'elle a colonisés appartiennent à la grande famille humaine. Vous comprendrez aisément ma révolte contre le silence de nos dirigeants. Je pèse mes mots. Comme moudjahida, je considère que si le ministère qui incarne l'héritage du combat libérateur se tait dans ce type de situation, alors il n'a aucune raison d'être. Si ce ministère pense que la gestion des pensions est sa seule mission, alors, il se trompe lourdement. Ni Ben M'hidi, ni Didouche, ni Ben Boulaïd, ni Amirouche, ni Zighoud, ni le colonel Lotfi, ni le petit Omar, ni Hassiba Ben Bouali, ni Rachida Saâdane n'ont pris les armes et offert leur vie pour des pensions ou des villas. Ils l'ont fait pour une certaine idée de leur peuple et de leur nation. C'est tout ce qui compte à mes yeux.
Est-ce à dire que vous êtes pessimiste devant tant de démissions ?
Pas le moins du monde. Vous savez, j'observe ce qui se passe ailleurs. Partout, l'histoire nous enseigne qu'il faut du temps pour que les témoins des grands bouleversements et des grandes catastrophes humanitaires commencent à les évoquer. Il a fallu attendre le début des années 1980 pour que les victimes de la barbarie nazie et leurs descendants évoquent publiquement ce qui s'est passé pendant la Seconde Guerre mondiale et qu'on les entende enfin. Ce n'est que 50 ans après que le massacre des juifs d'Europe est devenu un fait historique public et indéniable. Eh bien, il faut au moins le même temps pour que la barbarie de la France coloniale soit dévoilée, décortiquée et enseignée partout. Je sais que nos petits-enfants ne pourront pas ne pas s'emparer de cette question. Le rêve de Kouchner n'est pas prêt de se réaliser : la France n'en finira jamais avec son passé algérien. Quand je vois tous ces Français d'origine algérienne brandir à la moindre occasion le drapeau “du FLN” comme disaient les colons, je vois la manifestation du refus des mensonges officiels. Beaucoup de Français aujourd'hui rejettent les enfants d'origine algérienne parce que, comme pendant la colonisation, ils refusent de les regarder à hauteur d'homme et dans les yeux pour leur dire nous sommes égaux, vous avez le droit de savoir qui vous êtes et d'où vous venez pour que nous puissions construire ensemble. Comme dans l'Algérie colonisée, ils sont sommés d'avoir des ancêtres gaulois alors qu'ils sont les descendants de l'Emir Abdelkader et de Fadhma n'Soumeur. En Algérie aussi, tous les jours, dans les discussions que j'ai dans les écoles, dans des réunions publiques, je retrouve la même soif de savoir tout ce qui s'est passé. Vous savez, je ne suis pas nostalgique de la guerre. Nous sommes les vainqueurs mais, pour citer un proverbe bien connu, avant de tourner la page, il faut la lire. Tous ensemble. Sinon, il n'y aura jamais de coopération entre l'Algérie et la France. Avec ou sans la génération de la guerre de Libération nationale.
N'est-ce pas un peu facile de toujours parler de la France mais de ne jamais faire le bilan de presque 50 années d'indépendance ?
Que les choses soient claires. Ce bilan doit être fait. C'est une dette imprescriptible que nous avons tous collectivement vis-à-vis de toutes celles et tous ceux qui ont donné leur vie pour libérer notre pays. Mais ce bilan sera fait par les Algériens et pour les Algériens. Je ne me mêle pas des affaires intérieures françaises, ni égyptiennes, ni américaines ou autres, je n'accepte donc pas que l'on se mêle de nos affaires intérieures. Compte tenu d'où nous venons, c'est-à-dire de la nuit coloniale, je le dis haut et fort, ce bilan est positif. Une Algérie où je ne mangerai que du pain sec sera toujours meilleure que l'Algérie colonisée. Maintenant, est-ce que les choses auraient pu mieux se passer ? C'est certain. De mon point de vue, ce bilan nous avons jusqu'au 5 juillet 2012 pour le faire entre nous. De façon honnête, rigoureuse et transparente. Nous le devons aux sacrifices des nôtres et au peuple algérien. Et à personne d'autre.
Pour vous le bilan est-il positif ou non ?
Commençons par le début. Le 5 juillet 1962, nous avons hérité de ruines et de cendres. Nous avons hérité d'une société exsangue, déstructurée par 132 ans de colonisation de peuplement, constituée de 90% d'analphabètes dans un état de pauvreté indescriptible. Nous avons hérité de caisses vides et nous avons construit le pays. Il est incontestable que l'Algérie a avancé de manière irréversible dans le sens de la modernité. Par exemple, quand je vois toutes ses femmes décomplexées, sûres d'elles qui envahissent l'espace public, je suis émerveillée parce que je sais d'où l'on vient. Quand tous les matins je vois nos rues envahies par les centaines de milliers d'écoliers propres et beaux, j'en ai les larmes aux yeux, parce que je sais d'où l'on vient. Sur le plan culturel, sur le plan économique, sanitaire, c'est un véritable bouleversement par rapport au soi-disant bilan positif de la colonisation française.
Néanmoins, le résultat est-il à la hauteur des ambitions du mouvement national ? Nous sommes bien obligés de constater qu'au moins une partie de notre jeunesse souffre à tel point que certains, issus de toutes les couches de la société, préfèrent fuir le pays. Tous les jours, des richesses agressives, clairement et impunément mal acquises, narguent la majorité de la population qui peinent dans des difficultés sociales. La lutte contre la corruption et pour la moralisation de la vie publique sont des chantiers prioritaires.
Le droit à une éducation de qualité pour tous les Algériens était l'une des principales promesses du mouvement national. Or, force est de constater que dans ce domaine, nous sommes loin du compte…
Nous avons fait des efforts considérables pour scolariser tous nos enfants, et c'est formidable, mais tout reste à faire quant à l'enjeu fondamental de la qualité de l'enseignement. Pourquoi ? Parce que nous ne devons pas distribuer des diplômes sans valeur qui risquent de nourrir le ressentiment des victimes de cet enseignement, de menacer la cohésion nationale et de handicaper notre pays face à la concurrence étrangère. Plus proche de nous, c'est la mobilisation de la population et des institutions civiles et militaires qui ont permis à notre pays de contrer le péril terroriste. Aujourd'hui, même cet acquis risque d'être menacé si nous ne nous attelons pas de manière pressante et énergique à relever le défi de la qualité de l'enseignement.
Presque cinquante ans après l'Indépendance, l'Algérie est-elle armée pour évoluer dans un monde de plus en plus compétitif ?
Vous savez, ce monde globalisé où les règles sont impitoyables pour les pays dont les Etats et les institutions publiques sont faibles me pousse à penser que si nous ne voulons pas le dépeçage en règle de l'Algérie, il faut réagir de façon impérieuse et vigoureuse. En termes clairs, il serait fou de ne pas être fier ou conscient de l'importance capitale d'un plan de relance de 286 milliards de dollars. Cependant, les questions qui restent posées et entièrement posées sont :
– comment faire en sorte que des sommes ne soient pas détournées ?
– comment faire en sorte que ces sommes créent les richesses et les emplois tant attendus par les Algériens et notamment par les jeunes ?
– comment faire en sorte que nos concitoyens se sentent la cible privilégiée et le cœur battant de ce projet de développement ?
À présent, c'est le problème de tout un chacun, où qu'il se trouve, de se mobiliser pour apporter la bonne réponse à ces trois questions. Comme je sais que chaque génération d'Algériens a su trouver les moyens de répondre aux problèmes du moment pour faire avancer notre pays, je suis certaine que nos enfants sauront s'emparer de leurs problèmes pour y apporter leurs solutions qui feront franchir de nouvelles étapes à notre grande nation. Le message de Novembre c'est d'abord la foi en l'Algérie et en notre peuple.


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