Quand la colère se mêle à l'émoi, cela donne des images et des déclarations fortes de pères et de mères de famille qui se retrouvent à la rue du jour au lendemain, avec femme, enfants et baluchons. Je ne peux rester silencieux quand on brise ma famille et la vie de mes enfants ! Qu'on permette à mon fils juste de brancher son ordinateur pour qu'il puisse passer ses examens de fin d'année ! Je ne mendie pas, je veux mes droits ! Je vous en prie, ma mère a 93 ans et elle dort avec moi dans la rue, trouvez une solution juste pour elle !” Tels sont les propos que nous avons entendus ce samedi en allant à la rencontre de familles expulsées à Oran, aux quartiers Medioni et St-Pierre. Un spectacle désolant que de voir ces femmes, ces enfants, dont certains ont tout juste deux ans. Et que dire des vieilles femmes qui ont plus de 90 ans, n'ayant désormais pour refuge qu'un ridicule abri de toiles en plastique et de vieilles couvertures servant de paravent. Au quartier Medioni, à la rue Benaouda El-Houari, débouchant sur le Jardin public d'Oran et à quelques mètres du siège de la sûreté de wilaya, 5 familles vivent dans la rue depuis 15 jours, c'est-à-dire depuis leur expulsion par la force publique d'un immeuble où elles vivaient depuis 1962 en payant loyers et charges. “La police est venue nous arracher nos tentes et nos abris à plusieurs reprises, en disant qu'on n'avait pas le droit. Tout le monde était terrorisé, surtout les enfants. Il y avait une dizaine de voitures de police qui se sont déplacées”, raconte, encore sur le coup de l'émotion, l'un des expulsés. Et une femme de surenchérir : “Grâce à la charité d'un voisin, nous avons pu faire dormir les enfants dans son garage ! Nous, nous dormons dehors. Ma voisine, elle, a 93 ans et elle dort là, sur le sol. Vous trouvez cela normal, humain ?” Parmi ces expulsés, un directeur d'école qui, lors de notre visite, se trouvait à son établissement pour “les délibérations”. L'expulsion de ces familles est venue après une décision de justice, après la vente aux enchères de l'immeuble, racheté par un particulier pour la modique somme de 250 millions. Mais la décision d'expulsion a été rendue possible en utilisant un PV de constat de demeure en péril établi par le secteur urbain au profit des familles locatrices en 2005 déjà. Alors que cela aurait dû jouer en leur faveur pour bénéficier d'un relogement, le document a été retourné contre eux pour les expulser par le nouveau propriétaire. Ce dernier a déjà procédé de la même manière pour racheter un vieil immeuble mitoyen, nous expliquent nos interlocuteurs. Résidant lui-même au quartier Medioni, les familles nous indiquent qu'un autre immeuble, toujours occupé par d'autres familles, est sous le coup d'une procédure identique, toujours par la même personne ou au nom de ses proches. Le rachat de ces bâtisses idéalement situées dégagera des assiettes foncières de plus de centaines de m2 en milieu urbain. Avec la pénurie d'assiettes foncières en milieu urbain, ces terrains, une fois déblayés, vont voir leur valeur multipliée. Au quartier St-Pierre, juste à proximité de la place des Victoires, c'est une autre expulsion qui a touché 12 familles avec en tout près d'une vingtaine d'enfants dont certains n'ont même pas l'âge d'être scolarisés. Les héritiers de ce bien immobilier l'ont vendu et le nouveau propriétaire a fait procéder à l'expulsion le 23 mai dernier. Des locataires ont à l'époque refusé de quitter leurs appartements, 6 d'entre eux depuis croupissent en prison pour s'être opposé à l'expulsion : “Regardez, mon fils est un handicapé moteur, il a été arrêté et se trouve en prison. Depuis, je n'ai pas pu le voir !” explose, folle de rage, une mère de famille qui exhibe la photo de son fils. “Ce n'était pas un criminel ou un danger, il est handicapé. Ils l'on frappé, lui cassant ses béquilles.” Là aussi, c'est la colère et cette lancinante douleur de voir comment leur vie a basculé, sans que cela soulève ni émoi ni indignation des autorités locales. Dans la rue qui porte le nom de Masjid el Aqsa, du contre-plaqué, de la toile et des couvertures constituent “le toit” de toutes ces familles. La nuit, la crainte des agressions et les rats qui rodent partout font vivre le calvaire à ces familles. Quant à l'immeuble, il est destiné à la démolition pour y récupérer l'assiette foncière. Une délégation du bureau de la LADDH, qui s'est également rendue sur place, estime qu'il n'est pas possible aujourd'hui, en 2010, 40 ans après l'indépendance, de tolérer de telles choses. “Il ne s'agit pas de débattre d'une décision de justice d'expulsion mais de rappeler que l'Etat a le devoir de protéger des familles algériennes, c'est l'article 54 de la Constitution qui lui en fait obligation…”, déclare l'un des militants. Au niveau de la cour d'Oran, nous avons tenté à maintes reprises d'obtenir les statistiques sur le nombre des expulsions, jamais ces données ne nous seront divulguées, alors que tous les quartiers anciens de la ville d'Oran sont concernés.