Il y a plusieurs Sansal. L'homme d'abord : serein, détaché, le verbe égal, courtois, gentil à croquer. L'écrivain vu de l'étranger : un auteur remarquable avec un livre admirable : Le serment des barbares. Craquant. L'écrivain vu par nombre d'Algériens : inexistant, sauf pour des inconditionnels ou des contempteurs. En 2005, si ma mémoire est bonne, au Sila, je tombais sur Boualem Sansal seul derrière une pile de Harraga, son dernier roman. Quoi, l'auteur du Serment des barbares sans lecteurs ? Je pensais à un gag. Par sympathie pour l'auteur, mais aussi parce que je savais que j'allais en avoir pour mon argent, je demandais à Sansal, que je connaissais à peine, de me signer un exemplaire. À la caisse, je ne pus m'empêcher de faire une grimace : le roman était vendu à un prix astronomique. Je me dis qu'il faut vraiment aimer l'auteur pour faire pareil sacrifice. Poche trouée, je quittais Sansal en m'interrogeant sur ce troublant paradoxe qui fait d'un écrivain algérien vivant en Algérie, inconnu dans son propre pays et connu et reconnu ailleurs. Car le Sansal du salon de Paris est une vedette autant que celui d'Alger est un bon petit soldat des lettres algériennes. Pourtant, les romans de Sansal méritent d'être lus et connus en Algérie parce que justement ils ne parlent que de l'Algérie. Une Algérie noire que nul soleil n'illumine. Du Serment des barbares au Village de l'allemand en passant par Harraga et Poste restante : Alger, tout est gris, sombre en Algérie. Il n'y a point de salut. Aucun salut. Du Cioran en roman. Du cyanure diront certains. Beaucoup d'Algériens en veulent à Sansal de colporter les éternels clichés occidentaux sur l'Algérie. “Notre Algérie n'est pas celle de Sansal”, disent-ils. Et hop ! Voilà l'écrivain catalogué comme ennemi du peuple. Ce débat sur les écrits de l'écrivain occulte, le vrai débat de fond : un romancier, un artiste, un créateur, a-t-il le droit de faire entendre une note dissonante selon sa sensibilité ou doit-il ménager la chèvre et le chou ? Doit-il laisser sa sève créatrice suivre sa pente ou doit-il la brider pour rester dans le rang courbé devant l'autorité quémandant ses honneurs et ses prébendes ? Il y a ceux qui pensent que l'écrivain et, par extension, l'artiste, quel qu'il soit, pour peu qu'il ait un peu de notoriété, doit faire entendre sa voix pour dénoncer ce qui doit l'être. Hugo et Sartre ont répondu à leur façon que l'homme de lettres doit être la voix de ceux qui n'ont pas de voix. Sansal a choisi de faire entendre sa propre voix en pensant qu'elle n'est que l'écho de millions de voix sans voix. On trouve sa voix aigre ? C'est parce que la situation du pays lui donne des aigreurs. D'une voix douce contraire à ses livres, il me raconta, au détour d'un déjeuner avec lui il y a quelques années, comment il a été brutalement mis fin à ses fonctions. Congédié de son poste de haut fonctionnaire dans un ministère. À cause de ses écrits. De cette brutalité, Sansal ne s'est jamais tout à fait guéri. Le fonctionnaire a payé pour l'écrivain. L'homme a payé pour l'artiste. Depuis, Sansal a le syndrome du taureau dans l'arène. Il se rue sur tout ce qui est rouge, symbole de l'autorité. Parfois, il confond le peuple avec le pouvoir. Comme beaucoup d'Algériens d'ailleurs qui passent leur temps à pester contre leur société au lieu de pester contre les gouvernants. En cela, Sansal est bien Algérien. Malgré lui peut-être. Et tant mieux pour l'Algérie, mère rassembleuse, de compter parmi ses fils un écrivain qui fait bouger les lignes au lieu de se contenter de les aligner. H. G. [email protected]