Nous l'avons oublié. Nous, tous : écrivains, chercheurs, journalistes et universitaires, nous avons oublié un intellectuel exceptionnel, quelqu'un qui ne s'oublie jamais : le père Jean Déjeux. Nous avons fait tomber de notre mémoire collective universitaire celui qui a élevé une grande partie de la mémoire infaillible de la littérature algérienne et maghrébine de langue française. Cette fois-ci, je ne partage ni l'avis fougueux ni les propos impulsifs venant de la part de notre grand écrivain Kateb Yacine qualifiant le critique et chercheur Jean Déjeux de : “Policier de la littérature algérienne”. Pour moi, comme pour la plupart des intellectuels et des universitaires des deux rives, Jean Déjeux représente le “disque dur humain” qui a su comment sauvegarder la gigantesque mémoire de la littérature et des littérateurs algériens et maghrébins : textes et texteurs, tout confondu. Jean Déjeux fut l'homme religieux fragile qui, pendant plus de cinquante ans, s'est auto-chargé d'une mission culturelle dure, pénible et peut-être la plus noble. Cette mission culturelle se caractérise par le classement méthodique, thématique, bibliographique et critique de toute la création littéraire maghrébine de graphie française produite sur le vingtième siècle. Jean Déjeux, dans et par son travail intellectuel titanique, égalait une institution fonctionnant sans fatigue, avec rigueur et énergie. Jean Déjeux écrivait dans une spiritualité jumelée à une vision sociopolitique palpable. Certes, ses analyses critiques étaient, aux yeux de quelques universitaires, simples, voire simplistes en comparaison à son travail passionnant et draconien en bibliographie et en classification. Aucun chercheur littéraire ou culturel travaillant sur un corpus culturel ou littéraire algérien ou maghrébin n'a échappé à l'influence des livres de Jean Déjeux. Dans toutes les thèses universitaires soutenues dans les universités algériennes comme celles à l'étranger qui traitent la littérature ou la culture algérienne ou maghrébine, les livres de Jean Déjeux occupent la première place dans la liste des références consultées. Même si les approches de Jean Déjeux sont souvent critiquées par les universitaires, elles subsisteront le chemin obligé pour eux. Ses livres sont incontournables. Jean Déjeux était autodidacte, il n'avait même pas le bac ! Il n'a jamais mis les pieds dans une université ! Mais ses livres demeureront les œuvres les plus interrogées par la communauté universitaire attachée à la littérature maghrébine. Si Benjamin Stora représente, pour les historiens algériens, la lanterne qui éclaire les espaces les plus obscurcis dans l'histoire tourmentée du mouvement national, Jean Déjeux est le chercheur pionnier dans le domaine de la classification de l'histoire littéraire et culturelle algérienne et maghrébine. Par son travail de fourmi sur le patrimoine littéraire maghrébin et algérien, Jean Déjeux s'est transformé, lui-même, en une partie de ce patrimoine. Mais quand est-ce nos universitaires et nos universités au nombre de cinquante, peut-être un peu plus, rendront hommage à cette personnalité qui a vécu dans l'humilité et est décédé dans la discrétion. Il a vécu dans les rangs des anonymats et disparu dans le silence des grands. Jean Déjeux est né en 1921 et mort en 1993. A. Z. [email protected]