Il existerait 300 personnes environ considérées comme des saints, enterrées en Algérie. Les plus célébrés sont indéniablement les fondateurs des quatre voies soufies (Tidjania, Alawwiya, Rahmaniyya et Hebriyya) dont l'expansion et le crédit ont largement dépassé les frontières du pays. L'un d'entre eux, Sidi M'hamed ben Abderahmane Ezzouaoui al-Azhari (dit Sidi M'hamed bou qobrine), issu de la faction des Aït Smaïl, près de Boghni, en Kabylie, implanta réellement la tarîqa Rahmaniyya en Algérie, en 1769, de retour d'un très long séjour à La Mecque, puis à la prestigieuse université d'El-Azhar, en Egypte, et dans d'autres pays arabes. Comme la légende de Sidi M'hamed et des deux tombeaux, tout semble entourer les zaouaïa de mystère, tel qu'il est noté dans plusieurs écrits d'historiens, jusque dans leurs espaces clos où l'odeur de musc ambré d'Arabie encense les dédales autour des salles de prière où l'on vient en même temps chercher la baraka du saint homme. Or, les Soufis se défendent eux aussi de cultiver le mystère ou de professer des doctrines obscures. La zaouïa est une société savante, en somme, une structure traditionnelle d'éducation et d'enseignement, d'assistance et d'accueil. Voilà sa définition type. Boghni, une grosse bourgade de Kabylie, cernée par l'histoire. Ici, il vaut mieux être prudent, l'insécurité se ressent partout et les actes terroristes n'ont pas totalement disparu. La route, visiblement refaite à neuf tout récemment, part à l'assaut des Aït Smaïl, le arch de Sidi M'hamed ben Abderahmane, serpentant entre champs et petits villages. Juste quelques kilomètres sont nécessaires depuis la ville de Boghni pour gagner la zaouïa, en train de renaître après les années noires qui l'ont affectée suite aux nombreuses descentes des groupes armés dans la région. La zaouïa de Sidi M'hamed, le saint fondateur de la tarîqa Rahmaniyya en 1774, est adossée à flanc de colline à l'extrême pointe ouest du Djurdjura. Majestueuse, l'imposante chaîne de montagnes semble veiller sur les siècles bourrés de souvenirs et de légendes. L'une d'entre elles est omniprésente chez tous les adeptes du soufisme en Algérie : l'enterrement de Sidi M'hamed, dans le cimetière situé à El-Hamma (Belcourt), qui compte parmi les plus connus de la capitale et de l'Algérois, aurait suscité une grave zizanie lors de son décès. La zaouïa des Aït Smaïl continue d'attirer les adeptes de la tarîqa qui viennent de toute l'Algérie. Première halte à El-Merdja, qui constitue un peu le cœur battant de la commune de Bounouh. C'est auprès d'une zaouïa de ces montagnes du Djurdjura, appelée djebel Ennour, non loin de cette commune, que Sidi M'hamed fut initié très tôt aux sciences de la religion, avant d'entreprendre son voyage en Egypte et à La Mecque pour le pèlerinage. La zaouïa n'est pas loin, un kilomètre tout au plus, mais la pente est raide. D'ailleurs, les villageois qui rejoignent le lieu le font par des raccourcis à travers champs. C'est, en tout cas, mieux que de suivre la route carrossable qui mène pourtant jusqu'aux portes de la zaouïa de Sidi M'hamed ben Abderahmane Ezzouaoui al-Azhari, dit Sidi M'hamed bou qobrine. Sa légende a résisté au temps. C'était à la fin du XVIIIe siècle. Dès qu'il avait senti sa fin venir, Sidi M'hamed était retourné dans son village natal des Aït Smaïl, en Kabylie, où il mourut. De nombreux disciples souhaitèrent qu'il soit enterré dans sa grande zaouïa d'Alger, qui rayonnait à l'époque de manière considérable et dont l'audience avait fait le tour de l'Algérie. Sans crier gare, un groupe d'entre eux s'en allèrent en Kabylie la nuit et s'emparèrent discrètement de sa dépouille pour la ramener là où, selon eux, elle devait être, à El-Hamma. D'autres disciples kabyles l'apprirent et, de bonne foi, se mirent en guerre. Il fallut l'intervention de sages pour dissiper le malaise. La tombe du cimetière des Aït Smaïl fut donc ouverte, et l'on y découvrit la dépouille telle qu'elle fut mise en terre. Le mystère ne fut jamais vraiment élucidé. Soit le groupe chargé d'enlever le malheureux défunt s'était trompé de tombe et emmené une autre dépouille. Soit le corps avait effectivement été emporté et les sages avaient convenu de dire qu'il y était, pour mettre fin à la zizanie. Tout le monde crut à un miracle et Sidi M'hamed devint Sidi M'hamed bou qobrine, l'homme aux deux tombeaux. Du culte maraboutique à la tarîqa La zaouïa est protégée par un mur d'enceinte, mais le portail est toujours ouvert aux visiteurs. Au milieu de la cour trône takoubets (la coupole), l'ancienne mosquée qui abrite la tombe du saint homme. À quelques mètres de là, ce sont les salles d'enseignement religieux où les “tolbas” officient régulièrement. En contrebas, des ouvriers sont en train de mettre les dernières retouches à la nouvelle mosquée en construction. Rien de particulier par rapport aux autres zaouïas visitées. De là, s'offre à nous une vue panoramique que baigne un soleil splendide sur toute la région. Selon un universitaire algérien qui s'est penché sur l'Islam en Kabylie, il semble que Sidi M'hamed ait été un intermédiaire efficace entre les Kabyles et le pouvoir deylical. Les Kabyles étaient en opposition constante avec le pouvoir de la Régence d'Alger durant la période ottomane, et le rôle d'arbitre que tenait Sidi M'hamed transparaîtrait donc dans le mythe de la double sépulture qui est attaché à son corps après sa mort. Les deux communautés paraissaient vouloir posséder la dépouille afin de bénéficier du pouvoir du saint homme, car le corps des saints attirait des processions considérables d'hommes et de femmes de toutes origines et de toutes conditions, ce qui conduisait à la renommée non seulement du tombeau mais aussi de tout le village ou de l'endroit, et de la communauté qui y résidait. De facto, cette communauté était entièrement anoblie. D'après la même source, Sidi M'hamed peut être considéré comme celui qui a opéré le passage du culte maraboutique à l'affiliation confrérique, en Kabylie puis dans l'est du pays, notamment à l'Est et au Sud. Ici, la pertinente biographie de Sidi M'hamed dressée par le grand écrivain Mouloud Mammeri note, dans le cadre du même propos, qu'en revenant enseigner à la mosquée d'El-Hamma à Alger, Sidi M'hamed s'est heurté à l'opposition de professer la bidaâ (innovation impie) parce qu'à l'interprétation des textes, il substituait le prêche de notions extatiques (qui avaient caractère de l'extase). Après un passage en justice, le saint homme fut absous. Mammeri souligne également, pour étayer la grande réputation et l'audience de Sidi M'hamed, la diversité des maîtres soufis qui, après sa mort, vont se succéder à la tête de la tarîqa Rahmaniyya, depuis Ali ben Aïssa (un Marocain) jusqu'à sa veuve Lalla Khedidja et Sidi Hadj Amer, l'un des chefs de la résistance de 1844 à la conquête coloniale. Au cours de nos déplacements en Kabylie et ailleurs, il faudrait dire que nous n'avons eu de cesse de rencontrer aussi bien de simples adeptes imprégnés de grande culture et connaissant la religion musulmane sur le bout des doigts, que des intellectuels de haut rang et des universitaires de toutes disciplines. Quant au soufisme, pour y revenir, mouvement auquel se réfèrent toutes les zaouïas d'Algérie, un bref retour sur l'histoire, tel que rapporté par la plupart des spécialistes, devrait remonter très loin pour le comprendre un tant soit peu. Il faudrait, par conséquent, se situer durant le règne de Omar ibn al-Khattâb, le deuxième compagnon du Prophète Mohamed (QSSSL) et successeur de Abu Bakr, c'est-à-dire environ entre 634 et 644, période de ce qu'on appela “foutouhate el Islam” (les ouvertures de l'Islam). Et la Khalwatiya deviendra plus tard le fondement central et obligé du soufisme, auquel se réfèrent toutes les tarîqat d'Algérie, en ce qu'elle ramène le soufi à l'isolement et l'ascétisme (khalwa, du verbe khala, qui signifie laisser) pour vivre pleinement sa spiritualité. Sidi M'hamed fut donc initié très tôt aux sciences de la religion, d'abord auprès d'une zaouïa des montagnes du Djurdjura appelée Djebel Ennour, puis lors de son voyage en Egypte où il rencontre cheikh El-Hafnaoui, doyen de l'université d'El-Azhar, disciple de Sidi el-Bikri, soufi voyageur et poète, successeur lui-même de Sidi el-Halabi (de Alep, en Syrie) el-khalouati à l'origine de l'introduction de la tarîqa khalwatiya en Egypte. Les zaouïas doivent repenser une nouvelle stratégie Le Dr Chaâlal est médecin cardiologue. Le matin, il exerce dans son cabinet, le reste du temps il s'occupe des zaouïas, par l'intermédiaire de l'Union nationale des zaouïas dont il est le président. Féru d'histoire aussi, ce sexagénaire bon pied bon œil ne se laisse pas raconter n'importe quoi sur le sujet, lui-même issu d'ailleurs d'une zaouïa, celle de Sidi Benaouda. Les zaouïas ont-elle un avenir en Algérie ? Contrairement aux Tidjanis de Laghouat, qui excluent fermement la moindre insinuation sur la politique, le ton est différent et la nuance de taille. Le docteur répond, sans hésiter : “Elles ont un avenir, dans l'éducation et le social, et même en politique, pourquoi pas ?” Dans quel sens ? “Leur rôle est de soutenir le pouvoir, du moment qu'il est dans la même ligne, mais en même temps, les zaouïas doivent repenser une nouvelle stratégie, établir un nouveau programme — dans la diffusion du fiqh et des prêches —, et s'ouvrir à la société, au lieu de rester recroquevillées sur elles-mêmes au niveau du rituel.” La suggestion de notre interlocuteur se placerait dans le conteste initial du soufisme. L'origine du ribat (lien) est d'avoir assumé cette ouverture de l'Islam longtemps suggérée par la lignée des compagnons du Prophète, en commençant avec les caravanes qui se déplaçaient du Moyen-Orient jusqu'en Afrique et ailleurs, et se confondaient en Afrique du Nord avec les Amazighs. C'est ainsi que les “foutouhate el Islam” auraient donné naissance au ribat dans tout le Maghreb. Il s'agirait des premières cellules chargées de revivifier le message de l'Islam. Bien longtemps avant “chaâb el-djazaïr mouslimoun” de cheikh Abdelhamid Ben Badis, évidemment.