À la tarîqa Hibriya, notre dernière étape à travers les zaouïas, le rituel est le même qu'ailleurs. L'accomplissement du culte se fait selon le rite sunnite malékite et suivant la doctrine ash'arite. La zaouïa se veut une structure traditionnelle d'éducation et d'enseignement, d'une part, d'assistance et d'accueil, d'autre part. Mais là plus qu'ailleurs, l'heure est à l'activité débordante, en plus du dhikr et des autres occupations coutumières. Les “douroussate el mohammadia”, en l'occurrence, tiennent une place de choix dans le programme et ont acquis une audience nationale et hors frontière incontestable. Après Mosta des Alawis, nous visitons la mégapole d'Oran, la ville du regretté Alloula qui nous rappelle étrangement, en cette période de morosité culturelle, ses célèbres pièces théâtrales où l'ignorance était souvent mise au banc des accusés. La tarîqa Hebriyya dispose de deux zaouïas dans cette ville. De loin, c'est incontestablement celle du cheikh El Hadj Abdelatif Belkaïd qui tient le haut du pavé. Depuis cinq années, elle a le vent en poupe et ses séminaires, largement médiatisés, font d'elle un cercle très courtisé durant toute l'année, en particulier au mois de Ramadhan où les “douroussate el mohammadia” (les leçons Mohammadiennes), assurées par des universitaires d'Algérie et de l'étranger, attirent un monde considérable. Située à Sidi Mâarouf dans la proche banlieue d'Oran, elle occupe une imposante bâtisse de style architectural mauresque nouvellement construite, en même temps qu'un institut d'enseignement et d'étude du Coran et de la science du hadith. De nombreux observateurs pronostiquent déjà que cette zaouïa tiendra bientôt la toute première place dans le mouvement soufi. Peut-être grâce au charisme et au savoir-faire de son leader cheikh Belkaïd. L'autre zaouïa se trouve en plein centre-ville, au quartier Maraval. C'est la zaouïa de cheikh Ahmed El Hebri, un descendant direct de Hadj Mohamed El Hebri qui créa, vers 1839, la tarîqa qui porte son nom. Assis à même le sol, sur l'un des tapis de la salle de prière, cheikh El Hebri nous relate la tarîqa Hebriyya : issu des Béni Snassen, le fondateur de la tarîqa aura une descendance studieuse qui perpétuera la tarîqa jusqu'à nos jours. Mais le rôle joué surtout par les Béni Snassen, d'abord en soutien à l'Emir Abdelkader, puis, beaucoup plus tard, durant la guerre de Libération, aura un impact sur la Hebriyya qui deviendra le socle soufi le plus à l'avant-garde de la défense des valeurs nationales. Et cela se remarque dans la démarche de cheikh El Hadj Abdelatif Belkaïd, dont “la vision en faveur de l'enseignement des sciences religieuses qui privilégie la tolérance et la bonne conduite, trouve sa consécration dans l'organisation des leçons mohammadiennes”, comme le note le professeur Mustapha Chérif, philosophe, théologien, chercheur en sciences humaines et sociales. La kabila (tribu) des Béni Snassen, dont était issu le fondateur de la tarîqa Hebriyya en 1839, occupait la limite de la frontière algéro-marocaine. C'est aussi la ville d'Oujda à une trentaine de kilomètres, une ville frontière. De très nombreuses familles algériennes y avaient élu domicile déjà à l'époque (XIXe siècle et avant), à telle enseigne qu'Oujda était devenue le centre urbain le plus convivial de la région, et peu à peu une cité de culture et de savoir. C'est là que s'effectuera un important courant d'aide et d'appui massif à la révolution algérienne. La jonction et l'alliance entre Hadj Mohamed El Hebri et l'Emir Abdelkader — ou le soutien du premier au second — se faisaient aussi par affinités religieuses, l'un étant de tarîqa Hebriyya Derkaouiyya Chadiliya et l'autre étant adepte de tarîqa Qadiriya. Durant la guerre de LIbération, la région où habitaient les adeptes de la Hebriyya d'Oujda fut bombardée par l'armée d'occupation en Algérie. La zaouïa Derkaoua al-Habria se trouve ainsi sur l'axe Oujda-Ahfir-Saïdia-Tétouan (Maroc), Oran et Tlemcen en Algérie. Féru de culture et de dévotion Les “douroussate el mohammadia”, organisées traditionnellement par la zaouïa, aujourd'hui appelée Belkaïdia El Hebriyya”, a enregistré aussi cette année la participation de nombreux oulémas venus de pays arabes et européens, en l'occurrence Tunisie, Maroc, Jordanie, Syrie, Soudan, Liban, Egypte et France, ainsi que pour la première fois, Turquie et Italie. Les leçons, télévisées en différé durant des semaines entières, sont suivies en Algérie et ailleurs dans le monde musulman surtout là où la tarîqa compte déjà des adeptes, notamment en Egypte et au Liban, et en Europe, à Paris entre autre où existe une zaouïa Hebriyya. Une tarika importante tant par la personnalité de son fondateur cheikh El Hadj Mohammed Belkaïd que par l'intense activité de ses adeptes. Issu d'une vielle famille tlemcénienne, Hadj Mohammed, mort en 1998 à l'âge de 87 ans, a laissé la succession à son fils Abdellatif, un homme d'une grande popularité. C'est à partir de cette dynamique impulsée par la zaouïa Hebriyya et son cheikh Belkaïd que le mouvement des zaouïas en entier paraît s'engager progressivement dans un essor nouveau, profitable à sa régénération. C'est bien ce que l'on ressent auprès des différents maîtres (cheikhs) rencontrés, encore que pour beaucoup, il s'agirait de repenser carrément une nouvelle stratégie en rapport à son affermissement au sein de la société où il devrait jouer un rôle non négligeable. Mais lequel ? Sans doute, les zaouïas étant ancrées dans les mécanismes de croyance et de spiritualité de très nombreux Algériens, faudrait-il évoquer le lien social et éducatif, d'abord. Et dans cette optique, il est évidemment temps de s'interroger si, comme les mosquées, ces pôles religieux ne doivent pas bénéficier d'une certaine attention de la part des institutions concernées de l'Etat, dans une direction multisectorielle : religieuse, sociale, éducative etc., au lieu d'être livrés à eux-mêmes pour la plupart. Si les zaouïas ont leur place, acquise depuis des siècles dans tout le Maghreb et en Algérie, notamment où elles continuent de connaître une large audience parmi la population, elles ont le devoir aussi d'être à l'écoute des pulsations — politiques, économiques, culturelles et sociales — du pays où elles résident et surtout d'en tenir compte, plutôt que de demeurer recroquevillées dans leur sphère spirituelle. La courroie sociale et éducative actuelle qui les relie à la population dans toutes ses composantes (femmes et hommes, jeunes et vieux) n'en serait que mieux perçue et leur rôle plus probant.