Le thème est considéré par le directeur de Naqd, l'historien Daho Djerbal, “d'une brûlante actualité pour l'Algérie, qui a connu des évènements traumatiques majeurs, au cours de son histoire contemporaine”. Dans le cadre de ses “rendez-vous avec la pensée critique”, la revue Naqd, a organisé, avant-hier dans l'après-midi, une table ronde à Alger. Prévue initialement à l'Ecole supérieure des Beaux-Arts (ESBA), la rencontre s'est tenue au Centre d'études diocésain des Glycines et a porté sur les “enjeux de la création contemporaine face aux tragédies de l'Histoire”. Un thème considéré, par le directeur de Naqd, l'historien Daho Djerbal, “d'une brûlante actualité pour l'Algérie, qui a connu des évènements traumatiques majeurs, au cours de son histoire contemporaine”. La question de l'art et sa relation avec les violences extrêmes a été approchée par deux philosophes, Marie-José Mondzain, directrice de recherche au CNRS (Paris) et Emmanuel Alloa, enseignant à l'université de Bâle (Suisse), ainsi que par deux Cambodgiens, en l'occurrence Soko Phay-Vakalis, maître de conférences en histoire et théorie des arts, à l'université Paris VIII, et Séra, l'artiste-peintre, à l'université Paris I. Tous munis de supports audiovisuels. Dans son intervention, Mme Mondzain, native d'Alger et fille du fameux peintre français Simon Mondzain, dont l'œuvre, dit-on, a été marquée par “la lumière violente et crue de l'Afrique du Nord et l'acidité des couleurs”, a d'abord tenu à préciser qu'elle reste proche de l'Algérie et condamne la colonisation. Elle a cependant choisi de s'exprimer sur le colonialisme à partir de l'Amazonie, plus particulièrement d'un “pays lointain”, le Brésil, pour “partager une souffrance et un espoir”. Tout le long de son exposé, l'intervenante n'a cessé de faire part de ses doutes, ses interrogations, sa curiosité et sa réflexion sur “l'enjeu de l'image”, voire sur “les dictatures de la vision”. “L'art, a soutenu la philosophe, se nourrit de mémoires et aussi d'oublis”. Selon elle, les régimes de colonisation sont porteurs d'un “anéantissement long des peuples” et engendrent des mémoires coloniales “douloureuses”. “L'Algérie a connu ces ravages-là pendant 130 ans”, a-t-elle observé, ajoutant plus loin à l'adresse des participants : “Concernant la réappropriation d'une identité, je suis très solidaire avec vous.” La chercheuse du CNRS a également indiqué que contrairement aux continents africain et asiatique, l'Amazonie n'a pas connu de guerres de libération nationale. La colonisation de l'Amazonie visait, d'après elle, à “faire disparaître l'autre et l'autre pensée de l'Autre”. Au cours du débat, la philosophe n'a pas caché son émotion, car elle revient en Algérie après 40 ans d'absence. “C'est en Algérie que s'inscrit ma mémoire la plus affective, mais aussi la plus douloureuse”, a-t-elle déclaré, se référant à l'inhumanité de la colonisation. Pour l'enfant d'Alger, il est important de “réfléchir ensemble aux conditions de reconstruction d'une identité de liberté”. Cela, d'autant que “le néocolonialisme planétaire est en place”, que “nous perdons de jour en jour notre liberté et notre dignité”. De son côté, Emmanuel Alloa a analysé le rapport entre le corps et la mémoire, rappelant avec force que “le gestuel et le corporel constituent la mémoire de façon essentielle”. Enfin, les témoignages de Soko Phay-Vakalis et de Séra ont porté sur les deux guerres, qui ont ravagé le Cambodge, leur fidélité aux “âmes errantes” et à “ceux qui ne sont plus là”, leur implication directe dans “un atelier de la mémoire”, parce que opposés à ce “déni forcé au nom de la réconciliation”. Comme il fallait s'y attendre, le débat a été enrichissant. Il a beaucoup été question du devoir de mémoire et du devoir de reconstitution de l'histoire, mais aussi de la difficulté de dire la souffrance et de l'absence d'espaces d'expression. Des participants ont témoigné de l'existence de films et de photos mettant à nu la colonisation française en Algérie, qui sont toujours inconnus du grand public. Interrogé sur ce qu'il a le plus frappé dans les débats et ses échanges avec les participants algériens, Emmanuel Alloa a révélé avoir “senti une grande fraîcheur, une liberté de parole”. Mais, il a pourtant l'impression qu'il y a “des espaces qui neutralisent le problème”, c'est-à-dire ce “passé qui est tu”. “Ma vision est partielle, mais j'ai l'impression qu'il y a silence d'un pays qui ne veut pas regarder le passé, mais qui veut regarder l'avenir, ce qui me paraît contradictoire”, a signalé le philosophe.