Ce n'est pas parce qu'il est le responsable de Liberté qu'on s'interdira de parler de lui. Au nom de quoi va-t-on faire l'impasse sur un homme qui sera le premier Algérien, après Monseigneur Tessier, à recevoir les insignes de Commandeur de l'Ordre de l'Etoile de solidarité italienne des mains de l'ambassadeur d'Italie à Alger. Alors, pied de nez aux simagrées et aux circonvolutions. Abrous ? Même si on lui mettrait la bure, difficile de le prendre pour un homme d'église. La gandoura de l'imam ne fera pas de lui un imam. Dans les deux cas, il sera trahi par ses yeux, car voilà, Toudert a des yeux malins, très malins. Il n'a rien fait pour. Il est né comme ça, voilà tout. Même quand il est plein d'amour pour son prochain, son prochain pense qu'il sera la prochaine victime de son dard. Il a beau les cacher derrière des lunettes ces yeux, le regard amusé et ironique, vif et malin est là pour rappeler à l'interlocuteur que la personne en face de lui n'est ni un enfant de chœur, ni un cœur d'artichaut. Dans un autre pays, ou dans une autre vie, Abrous aurait été un formidable acteur. Contrairement à Carla Bruni qui a dû passer une journée pour balbutier un mot dans un film de Woody, lui n'aurait besoin que de se montrer. Enfin, de montrer ses yeux et le tour est joué. Bien sûr, il n'aura pas le rôle du héros avec ces yeux-là — vous pensez bien — mais celui du flic qui confond toujours les malfrats. Avec son regard en dessous, son sourire en coin, il ferait merveille. Les malfrats se mettront à table rien qu'en le voyant. Pourtant, pourtant, en dépit de l'arme de ses yeux, Toudert n'est pas ce qu'il paraît être. Sans être tout à fait le contraire — on n'est pas directeur de journal sans une bonne dose de malice, c'est entendu — il est différent de l'image qu'il donne. D'abord, c'est un grand lecteur et un très bon critique qui ne dit du bien d'un livre qu'après avoir donné un coup de griffe sincère à l'auteur. Ce qu'il pense, il l'écrit. Et ce qu'il ne pense pas, il ne l'écrit pas. Même pour faire plaisir. Le dernier Goncourt ? Il l'a lu. Il a tout lu d'ailleurs, même les dernières nouveautés parues dans l'Hexagone. Il lit tout : biographies, récits, romans, essais. C'est sa manière de s'enrichir quand d'autres ne lisent que des dinars, des dollars et des euros. À chacun ses lectures. Même si je connais Toudert depuis au moins une trentaine d'années, je n'ai découvert sa sensibilité qu'à la suite du décès de son épouse. Fracturé de partout, il a présenté à tous le meilleur visage — parce qu'il le fallait bien pour ses quatre filles — mais plus encore il a montré de quelle eau pure était son amour pour son épouse en publiant, quelques mois après son décès, son roman très autobiographique, l'Amandier de dar el Louz. Pas pour le vendre, juste pour l'offrir à ceux qu'il aime et respecte. Pour que tous se rappellent quelle femme admirable était Mme Abrous. Chaque fois qu'il offrait un roman de la défunte, c'est comme s'il la ressuscitait. Et il la ressuscitait vraiment dans la bouche des autres, elle est toujours vivante dans son cœur. Cette fidélité à une femme, cet amour qui ose dire son nom, dans une société sclérosée par les faux-semblants et le marketing religieux, m'ont fait comprendre que ces yeux malins protègent, comme un bouclier, un cœur tendre, un cœur de poète qui n'a jamais oublié ses rêves et ses élans d'enfant. Même cette date du 28 novembre pour la remise de sa décoration n'est pas fortuite. C'est lui qui l'a choisie. Parce que c'est un long cri d'amour comme on n'entend pas souvent dans les couples. Oui, ce 28 novembre est le premier anniversaire du décès de Mme Dahbia Abrous. Y a-t-il plus belle déclaration d'amour ? Là où elle est, la grande absente ne pourrait qu'être fière de cet homme qui l'associe, par-delà la mort, à cet insigne honneur. Ce 28 novembre, la médaille sera remise à un couple uni dans la vie. Et si vous ne voyez que l'homme, ne cherchez pas la femme. Elle est au fond de lui, rien que pour lui. H. G. [email protected]