Tsunami politique en Tunisie qui a emporté Ben Ali et son parti-Etat, raz-de-marée populaire en Egypte qui a ébranlé le raïs et faussé ses calculs de succession, tempêtes sporadiques en Algérie où l'alerte rouge est décrétée au sommet, et orages annoncés au Maroc. La météorologie politique est des plus perturbées et des plus incertaines dans une Afrique du Nord aux atouts innombrables, mais plombée à tous les niveaux par ses régimes despotiques. Quelque forme que prennent ces régimes, ils ont un dénominateur commun : libertés inexistantes ou réduites à leur portion congrue, redistribution des richesses au seul profit des minorités gouvernantes et de leurs clientèles, népotisme et corruption institutionnalisés, le tout enrobé dans un simulacre de dispositif “démocratique” dans lequel toutes les élections sont jouées d'avance et où les institutions élues se limitent à un rôle de faire valoir. Dans toute cette partie nord du continent, même si chaque pays a ses spécificités sociopolitiques et chaque régime ses méthodes propres, la menace islamiste, réelle au demeurant, est constamment et uniformément prise pour prétexte pour multiplier les interdits et enterrer les libertés publiques, en général, et les libertés politiques, en particulier. À quelques nuances près, dans chacun de ces pays, quel que soit le niveau de la répression mise en œuvre contre les mouvements islamo-intégristes, ce sont les régimes au pouvoir qui leur servent de source d'oxygène et leur préparent un terreau fertile. Injustices de toutes natures, misères matérielle et culturelle, paupérisation des classes moyennes et marginalisation des élites progressistes peu enclines aux génuflexions laudatives, ont permis à l'islam politique d'apparaître comme une voie de recours pour les franges les plus fragilisées de ces sociétés. Sans compter qu'à un moment ou à un autre, les pouvoirs en place ont plus ou moins favorisé l'émergence de ces mouvements islamistes pour faire contrepoids aux oppositions démocratiques, quand celles-ci commençaient à se faire pressantes. En fait, islamistes et régimes despotiques s'alimentent mutuellement. Les premiers servent de prétexte à tous les interdits et les forfaitures des pouvoirs en place, et les errements de ces derniers permettent aux islamistes de recruter à foison et d'étendre leur emprise sur les sociétés. TUNISIE ET EGYPTE : GARE AUX LENDEMAINS DE GUEULE DE BOIS Aussi, depuis qu'un vent de révolte souffle dans la région, alors qu'en Tunisie le système Ben Ali est balayé et qu'en Egypte le tout-puissant raïs est quasiment réduit à négocier une sortie honorable, au moment où le pouvoir algérien tente de désamorcer une bombe à fragmentation, avec une sincérité sujette à caution, et où le Makhzen joue à se rassurer en affirmant à qui veut l'entendre que le Maroc a, depuis longtemps, entamé sa mue démocratique, une question revient comme un leitmotiv, aussi bien à l'intérieur des pays concernés qu'à l'étranger : si les régimes tombent, quid des islamistes ? La question est d'autant plus lancinante que, dans tous les cas, les islamistes ont fait preuve d'une discrétion inhabituelle. Ni barbe ni kamis, ni slogans tapageurs. Pas plus à Tunis et au Caire qu'à Alger, lors des dernières émeutes. En Tunisie, certains analystes sont même allés jusqu'à décréter que si les islamistes ne se sont pas manifestés, c'est qu'il n'y en a quasiment plus ! L'erreur était grossière, comme le prouvera le retour triomphal du leader islamiste El Ghannouchi de son exil londonien. Et maintenant que le RCD, au pouvoir sous Ben Ali, est suspendu en attendant sa dissolution, les formations démocratiques ayant été réduites à peu de choses par 23 ans de bénalisme, une poussée islamiste est à craindre lors des prochaines législatives et un scénario à l'algérienne n'est pas à exclure. Un tel scénario pourrait même être encouragé par les fidèles du régime déchu, encore très présents à tous les niveaux de responsabilité au sein de l'Etat. En Egypte aussi, les islamistes n'étaient pas à l'origine du soulèvement populaire et ils ont fait preuve d'une grande discrétion au cours des manifestations. Il n'en demeure pas moins que les Frères musulmans sont les bénéficiaires majeurs des premières évolutions enregistrées. Interdits d'exercice depuis un demi-siècle bien que tolérés, ils sont parmi les premiers à être invités à la table des négociations, ce qui signifie leur réintégration de fait dans le jeu politique. Contrairement à la Tunisie où le poids réel du parti Ennahda est difficile à établir, en Egypte, il est clair que la confrérie est la première force de l'opposition et elle est créditée d'une profonde pénétration de la société. En participant aux négociations ouvertes par le nouveau vice-président Omar Souleimane, tout en faisant siens les mots d'ordre de la rue qui exige le départ immédiat de Moubarak, la confrérie des Frères musulmans souffle le chaud et le froid et entame, vraisemblablement, un processus de récupération de la révolte populaire. Les islamistes tunisiens comme les Frères musulmans égyptiens disent ne pas briguer la présidence de la République et les uns comme les autres misent sur les élections législatives. Sans préjuger des futurs développements politiques sur les bords du Nil, et sans que cela n'enlève rien au mérite des peuples tunisien et égyptien pour ce qu'ils ont courageusement osé, il reste qu'ils ne sont pas à l'abri de lendemains de gueule de bois, comme ce fut le cas pour les Algériens un certain mois de décembre 1991. Ils ont, cependant, un avantage considérable : l'expérience algérienne à méditer. ALGERIENS : LA DOUBLE PEINE Sans avoir à revenir sur les deux dernières décennies auxquelles des ouvrages entiers ont été consacrés, il n'est pas inutile de fixer quelques repères de cette expérience. Après une parenthèse démocratique (1989/91), à l'issue de laquelle le Front islamique du salut a obtenu la majorité dès le premier tour des élections législatives, le pays a basculé. Suite à l'annulation des élections, le terrorisme islamiste, qui s'est déjà manifesté auparavant, s'est généralisé à l'ensemble du pays. Devant la gravité de la menace, la majorité des Algériens s'est solidarisée avec l'armée et des initiatives de résistance citoyenne se sont multipliées. Le prix à payer ? Remiser au placard les libertés nouvellement acquises au nom de l'état d'urgence et de la lutte contre le terrorisme. Peu à peu, les enjeux politiciens prennent le dessus. Le FIS dissous, le pouvoir récupère le Hamas qu'il intègre au gouvernement à l'issue des législatives de 1997 et tolère le mouvement Ennahda qu'il torpille de l'intérieur. Au prix de fraudes massives, le nouveau parti du pouvoir, le RND, se taille la part du lion, suivi par l'ancien parti unique qui renaît artificiellement de ses cendres. Après l'arrivée de Bouteflika aux affaires, toujours par la grâce de la fraude électorale et la sacro-sainte politique des quotas, le FLN redevient première force politique du pays et le RND est réduit au rôle de supplétif jusqu'à ce jour, tandis que l'opposition démocratique est laminée. La lutte contre le terrorisme se poursuit, mais rien n'est entrepris pour réduire politiquement l'impact de l'idéologie qui l'a enfanté. Un peu comme si l'on s'attaquait aux symptômes et qu'on laissait toute la latitude à la maladie de progresser. Pire : de plus en plus de concessions sont faites aux islamistes. Les Algériens qui s'accommodaient tant bien que mal du régime autoritaire en place, si tant est que c'est le prix à payer pour éviter l'avènement d'une théocratie, se voient infliger la double peine. Ils subissent le double poids d'une quasi-dictature et d'une idéologie intégriste de plus en plus ouvertement affichée et assumée par le pouvoir. AUTOCRATIE-THEOCRATIE : LE BINOME INFERNAL Au Maroc, le parti islamiste Justice et bienfaisance, présidé par le vieux Abdeslam Yacine, interdit mais toléré à l'image des Frères musulmans en Egypte, vient de s'illustrer par un appel sur son site internet. Se félicitant des évolutions en Tunisie et en Egypte, il a appelé à “un changement démocratique urgent” au Maroc et a réclamé l'abrogation de la Constitution actuelle. C'est le seul pays d'Afrique du Nord où un parti islamiste semble vouloir prendre l'initiative. Fort de 200 000 militants, selon lui, et crédité de 40 000 membres, selon les autorités, c'est le plus important des partis islamistes marocains et il lui est reconnu une forte capacité de mobilisation. Plusieurs tentatives de manifestation de la rue marocaine en soutien aux peuples tunisien et égyptien ont été interdites. Mais, depuis quelques jours, des appels à manifester le 20 février se multiplient sur la toile, selon le même scénario que celui qui a prévalu à Tunis et au Caire. Après la Tunisie qui s'est débarrassée de son dictateur et qui tente de se reconstruire dans la difficulté, alors que la rue égyptienne reste mobilisée et a marqué des points même si Moubarak est toujours en place, l'Algérie est le Maroc sont sous haute tension. Marche populaire interdite mais maintenue par ses initiateurs ce 12 février à Alger, appels à manifestation pour le 20 février au Maroc, tout prête à penser qu'un véritable processus est en marche dans toute l'Afrique du Nord. Nul ne sait quand, à quoi et au prix de quels sacrifices il aboutira. Une chose est néanmoins sûre : Algériens, Marocains, Tunisiens et Egyptiens veulent se défaire de l'équation infernale qui voudrait que la théocratie soit la seule alternative à l'autocratie.