Dans cet entretien, le premier responsable de ce groupe privé présente l'ampleur des dégâts occasionnés par les émeutiers dans son entreprise de production, appelle à des mesures de soutien de l'Etat pour relancer l'outil industriel national touché par les évènements de janvier dernier et cite les contraintes que rencontrent les opérateurs sur le terrain. Liberté : Quel a été le préjudice causé à votre entreprise par les effets des émeutes ? Quelle est l'ampleur des dégâts ? M. Aberkane : Tout d'abord, je vous remercie de votre sollicitude et de l'intérêt que vous portez aux opérateurs économiques touchés par ce drame. Mes remerciements sont d'autant plus sincères que c'est à travers les colonnes de votre journal que j'ai lancé mon premier SOS le 12 janvier 2011. Les dégâts occasionnés sont importants, ce sont aussi des dommages collatéraux par leur impact sur les entreprises du groupe désormais à l'arrêt et qui dépendent, en amont, de la société SPA Alexo justement créée pour pallier les importations de profilés aluminium. Aussi, c'est toute notre clientèle qui va devoir souffrir avec nous, tout en espérant qu'elle fera preuve de clémence. En effet, j'ai rapidement dressé le bilan des pertes et dommages occasionnés par les émeutes durant la nuit du 8 au 9 janvier. Le tout dernier bilan expertisé affiche 151 000 000 DA de casse. Il est définitif cette fois. J'ai, par ailleurs, établi une première liste de mesures adressée aux pouvoirs publics en vue de soulager les opérateurs dans leurs efforts de reconstitution des potentiels de production et de reprise du travail pour l'ensemble des employés. Aujourd'hui, soit plus de 3 semaines après, je dois vous dire que j'ai passé absolument tout mon temps à évaluer de façon la plus précise la valeur des dégâts et surtout des montants désormais nécessaires à mobiliser pour relancer notre unité de production située à Amizour (Béjaïa). Cette évaluation a été bien évidemment le fait des assurances mais également d'une expertise judiciaire suite à une plainte que nous avons déposée en bonne et due forme, tout en espérant qu'elle aboutira. Sur un plan purement technique, face à l'urgence, et afin de contourner la réglementation actuelle en matière de moyens de paiement, je me suis retrouvé dans une situation de quasi “trabendiste” pour acquérir et transporter par avion les pièces détachées en provenance de l'étranger et qui sont indispensables au rétablissement uniquement de la partie électronique totalement détruite. C'est grâce à cette partie, une fois réparée, que nous pourrons obtenir un véritable diagnostic de l'ensemble de la chaîne de production. Sans ce tableau de bord, rien ne pourra être vraiment clair. Je dis tristement “trabendiste” tout simplement parce que nous en sommes réduits à cela. La cause étant une réglementation que je qualifie de “scélérate” et que j'ai dénoncée au lendemain de sa promulgation en août 2009 par courrier officiel adressé au gouvernement le 5 août 2009. Pas une seule réponse. Il eut été plus facile pour nous, opérateurs, d'utiliser une remise documentaire ou un transfert libre en pareille circonstance d'urgence, d'autant que nos fournisseurs nous accordent d'emblée leur écoute, toute leur confiance et leur soutien pour nous aider à reconstituer nos moyens et équipements de production. Quel paradoxe ?! Dans quel pays sommes-nous ? Sommes-nous des Algériens à part entière lorsque l'on observe cette suspicion permanente envers les opérateurs nationaux qui tentent contre vents et marées de produire des biens et des emplois dans un environnement terriblement hostile, il faut bien le dire. Alors que le secours et l'écoute nous viennent en premier lieu d'ailleurs ! La société d'assurance couvre-t-elle ce sinistre ? À dire vrai, et conscient que nous sommes dans une région à risque au vu de l'instabilité sociopolitique, j'ai pris la décision d'opter pour une police d'assurance plus étendue que celle des autres unités du groupe. à savoir que la partie émeutes et mouvements populaires est incluse dans la couverture. Savoir si l'assurance couvrira le sinistre ? Nous verrons bien sans aucun préjugé. Mais l'assurance hélas ne couvrira jamais le choc psychologique, la rudesse de la déception d'un tel acte, le souvenir de l'image apocalyptique du lendemain du drame et encore moins les années passées à travailler sans relâche pour parvenir à réaliser hautement et fièrement l'un des meilleurs partenariats public-privé, en faveur d'une usine de dernière génération. Outre le remboursement par les assurances des sinistres occasionnés par ce drame qui, en raison du caractère d'émeutes ne couvre pas la totalité des dommages, j'estime que l'Etat n'ayant pu, pour diverses raisons, assurer la responsabilité de la sécurité des biens et des personnes, doit en conséquence en assumer l'entière responsabilité vis-à-vis de tous les contribuables, des citoyens et notamment des opérateurs économiques. Par conséquent, nous attendons du gouvernement qu'un fonds national ou régional d'indemnisation soit mis en place afin de permettre aux opérateurs de trouver en partie les ressources financières destinées à la reconstitution des équipements de production détruits ou endommagées. Nous attendons également que le gouvernement mette en place des lignes de bonification d'intérêt pour tous les emprunts bancaires contractés par les opérateurs dans le cadre de la réhabilitation de leur unité de production. Tout ce faisceau de mesures nous semble être un minimum envers des entrepreneurs pleinement engagés dans la sphère réelle de production. Cependant, je suis dubitatif voire sceptique. Car ce faisceau de mesures exige, à mon sens, une grande concertation, une parfaite cohésion, une qualité de dialogue et par là même in fine une synergie performante entre tous les départements ministériels et les membres du gouvernement pour que l'action de redressement soit efficiente, rapide, en vue de soulager les entreprises, les travailleurs et leurs dirigeants. Or, que constatons-nous, juste à la lumière des récentes sorties médiatiques des uns et des autres ? Nous avons l'apparence de l'existence de plusieurs “gouvernements” dans un seul gouvernement. De mon point de vue, il est temps, de retrouver une unité de commandement en vue d'impulser le redressement tant attendu pour réaliser des avancées appréciables et renouer avec une efficacité optimale. Je vous donne l'illustration et la preuve de mes propos : si la concertation et le programme de redressement existaient avec des vertus structurantes et cohérentes, je ne serais pas obligé, comme je le fais maintenant, de faire le tour des ministères, demander audience, attendre, proposer des solutions, expliquer et plaider la cause des opérateurs sinistrés. Et enfin rencontrer parfois des oreilles attentives mais au périmètre de décision limité et parfois malheureusement des portes fermées. Sachez que nul n'ignore l'existence et l'entretien d'une haine véhémente, institutionnalisée et structurelle contre le secteur privé national. C'est une option périlleuse car l'Etat providence est derrière nous. Comment les pouvoirs publics pourraient-ils intervenir pour prévenir et limiter ce phénomène ? Les pouvoirs publics doivent commencer par apprendre à compter avec nous et cesser de nous prendre pour des enfants mineurs comme ils le font lors des tripartites où tout est joué d'avance. Pour cela, il leur faut un niveau requis pour une politique de prospective en vue d'anticiper les évènements. Ce que j'en attends, je l'ai hélas maintes fois clamé, déclamé, ressassé jusqu'à épuisement, et ce, même au sein du mouvement patronal dont j'ai fait partie à 25 ans dès 1997 avant que la dignité m'imposait de claquer la porte en 2003 pour éviter de marcher dans la combine du faire-valoir. À cette époque, j'ai tenté de donner à l'entreprise algérienne les moyens et la place qu'elle méritait et qu'elle mérite dans notre combat pour une croissance durable et un développement équitable de notre pays. Malheureusement, l'histoire est ainsi faite : l'avenir, appartenant encore et toujours aux dinosaures du système et à la domestication du mouvement patronal, n'a pas permis aux idées des nouvelles générations de trouver un écho favorable pour transformer cet “environnement” et cette logique de fonctionnement de l'économie. Pour l'heure, j'ai déjà évoqué dans vos colonnes, et je vous en remercie, nos attentes en tant qu'opérateurs à l'égard du gouvernement. En effet, au lendemain du drame, j'ai proposé 5 mesures à effet immédiat, adaptées à l'urgence de la situation et rapidement à la portée opérationnelle des pouvoirs publics : il s'agit, de la suspension ou l'annulation des charges fiscales, sociales et bancaires pour une durée minimum de 6 mois, une exonération des droits de douane et de tva pour tous les équipements et matériels destinés à la reconstitution fidèle des moyens de production sur la base d'expertises dûment établies, dérogation à la lettre de crédit documentaire pour l'importation ultra-rapide des équipements et matériels devant être remplacés. Pas de réponse. Savez-vous que l'entreprise algérienne est malade de ses gouvernants ? Savez-vous, assurément, qu'il existe une pléthore de mesures contraires aux intérêts de l'entreprise algérienne ? Ce sont de lourds fardeaux que les producteurs nationaux supportent depuis longtemps et notamment depuis 2009, année au cours de laquelle de nombreuses dérives ont occasionné de véritables hémorragies de devises, de ressources, d'emplois perdus, de fiscalité non recouvrée, en un mot de croissance non réalisée et d'intégration perdue. Je m'explique : ces dérives constatées depuis le renchérissement des prix du pétrole et le niveau des dépenses publiques ont exigé des mesures de sauvegarde. Ce qui était la moindre des choses et la louable des options et solutions. Malheureusement, les solutions qui ont été conçues et conduites sous l'étendard du patriotisme économique pour juguler les hémorragies plurielles de notre économie, ont été de mon modeste point vue toutes de nature “cosmétique”, “soviétique” et superficielle mais toutes contraignantes pour l'économie nationale et pour les entreprises algériennes qui essayent de prendre place pour relever le défi de la mondialisation. J'en veux pour preuve le recours exclusif du crédit documentaire comme moyen de paiement au détriment d'autres moyens qui constituaient en fait des moyens de financement des entreprises de production et aussi pour la revente en l'état. Le prétexte de la traçabilité est un mensonge grossier. Dommage qu'aucun discernement n'ait été observé pour distinguer les producteurs du secteur manufacturier des importateurs de produits revendus en l'état. Pourquoi avoir fiscalisé les bénéfices réinvestis ? Pourquoi encore avoir réduit les délais de paiement du crédit documentaire à moins de 60 jours sous le fallacieux prétexte du souci d'endettement alors que l'avantage de ce mode de paiement bénéficie, d'abord et avant tout, à l'exportateur étranger et que nos avoirs extérieurs affichent un record historique. Je ne m'étalerais pas davantage. Cependant, je mets l'accent sur la dernière mesure qui consiste à autoriser la sphère de la distribution à acheter et à vendre sans factures, sans registre du commerce et sans chèque. C'est là, un soutien officiel au commerce informel qui continuera à tuer des entreprises citoyennes, des emplois et des secteurs d'activité au profit de l'importation de produits finis et au détriment de la production nationale. C'est une véritable déclaration de guerre que nous livre le gouvernement.