Par marché réel de devises il faut entendre les taux de change sur les places connues, avec des cambistes qui opèrent à ciel ouvert, avec des cotations quotidiennes, contrairement à la cotation hebdomadaire du taux interbancaire réalisée par la Banque d'Algérie. Dans les faits, ce n'est ni le marché ni la valeur réelle du dinar qui définissent ces cotations décidées de manière administrative, selon les critères d'équilibres macroéconomiques, de protection de l'économie nationale. Par contre, les cotations qui se rapprochent le plus de la vérité du marché des devises, ce sont celles, quotidiennes, qui se déroulent sur les principales places où opèrent des cambistes indépendants du circuit bancaire. C'est ce qu'on appelle le marché parallèle de la devise. Et il en existe de plus en plus à travers le territoire national, dans toute agglomération de plus de 20 000 habitants. Ce qui ne veut pas dire que tout le monde cherche à obtenir, coûte que coûte, des euros ou des dollars. Dans le grand Sud, à Djanet ou Tam, on préfère le dinar, et, sauf cas de forte demande durable de devises, la cotation de l'euro ou du dollar est nettement inférieure à celle des grandes, ou petites villes du nord. Car, à Tam, comme à Djanet, on fait son marché avec le dinar, tout simplement. À titre d'exemple, durant la première décade de janvier, après plusieurs jours d'émeutes, dans une banque publique, l'euro valait 108,09 DA à la vente et 101,83 à l'achat, alors que le dollar revenait à 77,29 DA à la vente et 72,84 DA à l'achat, soit une légère baisse, par rapport aux cotations des semaines précédentes où le dollar US avait atteint les 80 DA. Sans doute une manière pour les autorités financières du pays, de faire baisser la tension sociale et les prix des produits importés. Chez les deux cambistes, distants de quelque 20 mètres entre eux, et situés sur un même trottoir, pas très loin du commissariat de daïra, de la petite ville de l'intérieur, évoquée plus haut, 1 euro était proposé à 132 ou 131,50 DA, à la vente et 131 DA à l'achat, alors que le dollar était proposé respectivement à 98 et 97 DA. La différence entre le taux officiel et le taux du marché parallèle se situe, pour la vente comme pour l'achat, à environ 20% en moyenne, ce qui est appréciable lorsqu'on est vendeur. Ça l'est moins lorsqu'on est acheteur, bien sûr, mais l'avantage est que l'euro comme le dollar sont toujours disponibles, contrairement aux banques officielles. Selon les services douaniers, la loi autorise les Algériens à sortir jusqu'à 7 000 euros, pour peu qu'ils puissent justifier d'un compte devises en Algérie. Au-delà de cette somme, les spécialistes de l'informel, importateurs et contrebandiers, achètent leurs devises sur le marché informel où elles abondent à en croire les cambistes de la rue de la Liberté et du square Port-Saïd. La livre sterling, peu demandée, était achetée à 113,42 DA et cédée à 120,38 DA durant la même période. Pour les grosses sommes, prévenir à l'avance. On est donc bien loin des bureaux de poste ou des guichets de banque qui déclarent sans vergogne ne pas disposer de liquidités ! On dit que certains opérateurs économiques gonfleraient la valeur déclarée de leurs importations afin de partager le pactole devises avec leurs fournisseurs étrangers. Mais il devient de plus en plus difficile et dangereux de tenter de passer avec des quantités importantes de billets de banque par les frontières terrestres, maritimes ou aériennes. Reste les fournisseurs occultes, des barons importants et intouchables qui influent sur le marché des changes dit informel, mais réel, celui de la place Port-Saïd, principalement, à Alger. Toutes les autres places comptent peu, comparativement à cette “place boursière” qui navigue entre l'officiel et l'interdit. Toute la masse de devises en circulation, non contrôlée et pratiquement sans entraves, viendra s'intégrer dans le circuit économique informel qui influe sur l'économie réelle, et même le pouvoir d'achat des citoyens et, de cette manière, peser sur les décisions du gouvernement, comme l'ont démontré dernièrement les évènements qui ont contraint les pouvoirs publics à supprimer certaines taxes : 17% TVA, 5% de taxes douanières, et 19% du BIC. L'euro coté à 132 DA Sur la “place” du square Port-Saïd, où le travail des cambistes n'a été dérangé que l'espace du passage de la tempête émeutière, c'est-à-dire quelques jours, le 17 janvier, on pouvait acheter 1 euro pour 132,8 DA, et le lendemain 18 janvier, vous pouviez obtenir 1 euro pour 132 DA, soit une décote de 0,8 DA, en 24h. À Tizi Ouzou, comme l'euro est moins coté, les détenteurs de la monnaie de l'UE (ou même du dollar US) viennent revendre leurs devises au square Port-Saïd, où les cambistes assurent, fanfaronnade ou vérité, réaliser sur place le change de 100 000 euros et, avec une commande à l'avance, jusqu'à 1 million d'euros. Naturellement, les choses se font discrètement, en général au cours d'une courte promenade à l'intérieur de véhicules particuliers, car il ne faut quand même pas tenter le diable ! Des gens qui ont un gros besoin d'euros, viennent parfois avec la malle pleine de sacs de dinars. S'il s'agit de trop grosses sommes il suffit de prévenir à l'avance, selon le jeune et sémillant cambiste qui arrive à compter ses euros (surtout des billets de 20 et de 50 euros) sans se tromper, tout en écoutant les questions posées par de soi-disant opérateurs économiques. Il réussit même à flanquer un coup de pied (amical) à un collègue tout aussi jeune que lui, à peine la trentaine, trop curieux et qui semblait avoir l'intention de lui chiper des clients ! Par bravade, ou peut-être pour donner confiance à ses potentiels clients. Le marché parallèle de la devise inondé par l'argent de l'informel On apprendra plus tard que les billets de 500 euros sont très demandés par les commerçants de l'informel, parce qu'ils occupent très peu de volume. Ces billets, affirme-t-on, sont réservés à ces commerçants au niveau des banques, contre une ristourne pour services rendus. Le 21 janvier, un cambiste de la petite ville de l'intérieur affirme que les grosses sommes se trouvent chez les gens qui disposent d'une domiciliation bancaire destinée à des opérations avec l'étranger, et que certains recourent à la plus vieille tricherie connue, celle de la surfacturation, doublée de fausse déclaration de valeur en douane, pour “gagner” des devises. Cet argent servira à payer des marchandises en espèces, sans contrôle, et donc à noyer le marché informel, sans possibilité de traçage. “Ce brouillard est sciemment entretenu par les gros barons de l'import”, selon lui. Cet homme affirme recevoir sur son propre compte devises, des versements à partir d'Europe, des sommes de 10 000 à 15 000 euros parfois. Mais ce genre d'opération est moins bien rémunéré (pour celui qui offre ses devises) que le cash, naturellement, puisque le cambiste est contraint d'attendre plusieurs mois pour que son compte soit provisionné. Ce qui lui fait encourir de gros risques de change, sans contrepartie, ni assurance. À ses risques et périls, selon la formule consacrée. En attendant, ses transactions se font le plus souvent avec une centaine de retraités de France, sur des sommes allant de 50 à 150 euros. Ces opérations coïncident avec le virement des pensions d'anciens émigrés. Ce 21 janvier, les taux affichés dans cette petite ville étaient de 129 DA pour 1 euro à l'achat, et de 130 DA pour 1 euro à la vente. Si la cotation intervient chaque début de semaine, dans le circuit bancaire officiel, les cambistes en dévoilent une nouvelle chaque jour. “Il y a bien eu un projet qui a été annoncé par les pouvoirs publics, pour créer des bureaux de change privés, mais on l'a laissé tomber rapidement”, se rappelle le cambiste de la petite ville. Du coup, cet état de fait, qui expose ces opérateurs qui jouent sur de la corde raide, à l'arbitraire de l'entre deux mondes, ceux du ni permis, ni interdit : les pouvoirs publics pourraient à n'importe quel moment “lâcher les chiens” ! Pourtant, à en croire l'un d'eux, ils ne roulent pas sur l'or, et il faut ramer dur pour gagner le pactole dans ce business. À titre d'exemple, le cambiste perçoit environ 200 DA sur 100 euros (100 euros = 13 000 DA, environ, en ce début de janvier). En attendant, ce qui est sûr, c'est que tout le monde semble trouver son compte dans ces territoires flous de ni permis, ni interdit, puisque les cambistes du square Port-Saïd, ou d'ailleurs, offrent même des ristournes aux opérateurs qui souhaitent changer de grosses sommes, dans les deux sens (dinars-devises ou inversement). Ristourne à négocier naturellement, et dans la meilleure bonne humeur, à considérer le sémillant cambiste de ce mardi 18 janvier. Pas de queue ni de guichet, pas de papiers à remplir ou de lourdes formalités, pas de bureaux, tout est fait dans la transparence et l'acceptation mutuelle de conditions prévues et claires. La banque officielle n'a qu'à bien se tenir face à ces banquiers de troisième type !