Mais quelle mouche avait donc piqué la grande diva du gallal, lors de son ultime retour d'exil, pour faire de l'indifférence des commis de l'idéologie dominante une excuse valable pour repartir comme elle était venue, tournant le dos à ses nombreux fans ainsi qu'aux fondements idéologiques du genre qu'elle propageait, contre vents et marées, depuis plusieurs décennies déjà ? À la veille de la célébration de la Journée internationale de la femme, je ne pouvais ne pas avoir une pieuse pensée pour celles qui, comme Maâlma Yamna, cheikha Tetma et bien d'autres, avaient défrayé la chronique en optant pour une carrière artistique à un moment pourtant où l'intolérance était de mise. Bien que baignant dans la culture citadine, j'ai été particulièrement déçu par cet acte discutable autant qu'inqualifiable, savamment récupéré par ceux qui voient l'Algérie avec les yeux de l'autre, et le fait aussi qu'elle se plaçait, inéluctablement, aux antipodes des idées maîtresses à l'origine de la réémergence du raï. Un genre qu'elle affectionnait tant et qui est, de l'avis de Bouziane Daoudi et Hadj Miliani (in- L'Aventure du raï) moins l'expression d'une culture urbaine consommée que celle d'un état transitoire où les individus se trouvent précisément au carrefour des modes de comportement et de vécus sociaux à la frontière de la cité et de la campagne, de l'individualité et du communautaire. Comme par un souci de perpétuer l'ambivalence ayant présidé à sa naissance le raï d'aujourd'hui, que portait superbement la diva, devenu un mouvement musical générique et référentiel, se décline entre une aventure musicale internationale et une fidélité aux sons – et aux céans – qui lui ont donné le jour. Bien loin des officiels auxquels cheikha Rimitti semblait accorder soudainement une importance, le raï est la merveilleuse expression de l'élan de créativité d'une jeunesse longtemps marginalisée, aux mots toujours trop crus parce que, peut-être, trop vrais, peu encline aux ronds de jambe et à l'euphémisme et qui exhume, souvent par ouï-dire, toute une mémoire musicale immergée dans les sons de la modernité. Ghzali, f'ledjbel y lagat nouar, l'un des derniers tubes de celle qui avait été surnommée la mamie du raï, en est une des merveilleuses illustrations. Volontairement ou non, tous les Algériens ont écouté cheikha Rimitti, y compris ceux qui l'ignorent superbement parce qu'en mesure de leur rappeler des origines peu reluisantes que même les raccourcis empruntés à la faveur du régionalisme et du clientélisme ne sauraient faire oublier. Quand elle se raconte, lit-on dans l'ouvrage de Bouziane Daoudi et Hadj Miliani, sa vie constitue véritablement le roman du raï dont l'épilogue donne naissance à une très grande aventure que les chastes oreilles continuent à vouer aux gémonies, alors que les êtres marginalisés par la colonisation et leur propre société trouveront chez cette femme exceptionnelle sinon le réconfort absolu, du moins la certitude d'appartenir à un peuple saigné à blanc autant que traversé par moult contradictions. Dès lors, elle deviendra très vite l'ambassadrice d'une chanson bédouine gagnée dangereusement par des emprunts à des modes d'expression rurbanisés et d'une thématique reflétant fidèlement la quotidienneté et les aspirations à l'honneur dans les céans où se pratiquait le plus vieux métier du monde. Cheikha Rimitti était parfaitement à l'aise lorsqu'elle faisait référence à son passé qu'elle ne reniait pas du tout, même si elle en parlait non sans une certaine frénésie, gravement. C'est vrai qu'elle chanta, durant la guerre de Libération nationale, dans le cadre de la radio-télé coloniale Charab't, Rayi tweder et bien d'autres morceaux la situant forcément aux antipodes du combat émancipateur. Mais Rah el-galbe m'rid illustre, à l'évidence, sa prise de conscience du fait national. Ayant le sens du sacrifice et de la marginalisation poussé à l'extrême, habituée qu'elle était à l'adversité que lui imposa l'anathème jeté sur elle par une société dont l'intolérance ne date pas d'aujourd'hui, cheikha Rimitti aurait pu réagir autrement à l'indifférence des commis de l'idéologie dominante. Surtout que les gens qui s'étaient mobilisés pour elle, qui l'avaient faite venir, contre vents et marées, appartenaient à un nouveau monde. Celui qui se fait dans la douleur certes, mais qui se fait car tel est le destin de l'Algérie... A. M. [email protected]