Les explosions sont imprévisibles, les premières n'ayant pas obéi à des règles précises. Le feu a pris dans des pays où l'on s'y attendait le moins. Il a suffi d'une gifle de la part d'une policière à un universitaire-vendeur de fruits à la sauvette pour que la Tunisie ouvre la saison du printemps arabe. La révolte, partie de l'arrière-pays pauvre, s'est propagée comme un feu follet. La clef du succès : la centrale syndicale (UGTT), qui a mis ses réseaux au service de la révolte populaire. Reste à trouver pourquoi ce syndicat unique, qui a servi Bourguiba puis Ben Ali, est devenu du jour au lendemain le fer de lance de la révolution ? En Egypte, c'est parti d'Alexandrie pour atterrir à la place Tahrir, où la jonction est établie par de jeunes bloggeurs entre classe moyenne, ouvriers, intelligentsia et masse populaire. Dans les deux pays, l'armée a refusé de tirer sur la foule. Attitude déterminante pour que la révolte soit conclue en moins de deux mois. Ces deux armées sont-elles plus ouvertes que leurs homologues arabes ? Difficile à croire. Reste que pour expliquer leur attitude hors du commun dans le Maghreb-Machrek, il faut se contenter du fait qu'elles aient été formées par le Pentagone. Ce qui sous-tend l'idée qu'elles soient plus sensibles aux pressions de Washington. Mais pourquoi l'exception de Bahreïn, où mouillent des bâtiments de la VIe flotte ? Ici, le jeu de Washington n'est pas clair : Obama ne veut pas voir son proche voisin l'Arabie Saoudite contaminée par la révolution arabe. Du moins pas dans l'immédiat, d'autant que le roi Abdallah assume le tiers des approvisionnements de l'Occident en pétrole, fait l'appoint en cas de défection de membres de l'Opep et que ses dollars font tourner la machine de guerre américaine. En 2010, Ryad a honoré une facture de 60 milliards de dollars pour jouer au gendarme dans le Golfe. C'est bien son armée qui a volé à la rescousse du prince de Bahreïn sur le pas de la porte de sortie. Par contre, chez son voisin yéménite, le roi d'Arabie Saoudite s'est trouvé bloqué par l'ampleur de la révolte. Ses soutiens au président Saleh n'ont pas redressé la situation, le numéro un yéménite a vite été happé dans l'engrange de la révolte. Son éviction est une question de jour, son armée brisée par des défections. Même son demi-frère s'est éloigné de lui. Les Etats-Unis, qui disposent dans ce pays du golfe d'Aden, de bases et de facilités de mouillage, ne peuvent plus rien pour lui. Le Yémen est particulier par son extrême pauvreté au milieu de pays riches et son organisation sociopolitique, typiquement tribale. Mais, apparemment, les étudiants, fer de lance de la révolte, seraient également en passe de gagner la bataille de l'unité des populations. Les exigences de libertés et de démocratie refondent les liens sociaux et politiques. C'est l'autre grande leçon de ce printemps arabe. La victoire sans leader Le Tunisie et l'Egypte ont réussi parce que, chez eux, également, c'est la victoire d'un mouvement sans leader. L'absence de direction unifiée et de porte-parole charismatique s'est même avérée être la force pour une opposition défendant un agenda simple et radical : “Dégage !” Le slogan fait florès partout dans le monde. Une contestation menée par des jeunes, à grand renfort de Facebook et de Twitter, dont il reste à comprendre comment ils sont parvenus à fédérer en un tour de main des groupes sociaux aux agendas objectivement différents (des islamistes, des partis traditionnels, des riches, des pauvres). C'est une rupture dans ce qui a toujours été considéré comme la marque des pouvoirs dans les sociétés arabes. Ainsi ce qui pouvait apparaître comme une faiblesse rédhibitoire s'est révélé au contraire une force : cela inaugure la mort du zaïmisme et du père providentiel. Les sociétés arabes font ainsi une entrée fracassante dans le monde moderne. Pour se consoler, les esprits chagrins racontent que les bloggeurs arabes sont instrumentalisés par la CIA comme le furent le mouvement d'étudiants serbes Otpor (résistance), qui a provoqué, en 2000, la chute de Slobodan Milosevic, copiée dans les “révolutions de couleur” en Ukraine, Géorgie, Kirghizstan. Toutes ces protestas pacifiques avaient été soutenues par Freedom House, une association américaine de promotion de la démocratie créée en 1941. Au Maroc, un pays en effervescence depuis la mort de Hassan II, les révolutions du jasmin et celle du Nil ont donné au Mouvement du 20-février leur goût particulier. Pas de dirigeants mais un agenda politique simple et précis : des libertés dans une monarchie constitutionnelle. Même la frange qui revendiquait le tout-Islam réclame ces libertés ! Mohammed VI, qui a l'âge de son peuple, a promis davantage de pouvoirs pour la primature et le Parlement, plus de libertés, et l'autonomie pour les régions. Chez nous, la situation reste encore confuse en dépit du bouillonnement des idées au sein des populations, de mouvements sociaux qui s'expriment jusque devant la présidence. Le pouvoir s'entête à contrarier d'autres alternatives politiques, économiques, sociales, culturelles et citoyennes que la sienne vieille d'un demi-siècle. Ce calme sur le front de la contestation politique n'est qu'apparence. Tandis que les Algériens sont en attente de nouvelles perspectives de changement, Bouteflika promet une meilleure répartition de la rente pétrolière et dit qu'il prépare lui aussi un train de réformes. Faire du neuf avec du vieux, la recette est éculée. Inégalités, corruption, chômage des jeunes et “hogra” En Libye, le printemps arabe a rencontré sa première grande barrière. Les frappes et les sanctions de l'ONU n'ont rien résolu et Kadhafi a même réussi à diviser ses ennemis. Les Etats-Unis et l'Europe n'en sortent pas grandis et c'est tant mieux pour les populations arabes. Il n'a rien épargné à son pays : guerre civile et intervention étrangère. L'avenir de la Libye est plus que flou même s'il finira par quitter le pouvoir. Pourquoi cette spécificité libyenne ? On peut retenir cette explication : le dictateur a fondé son armée sur le mercenariat. Reste que la poursuite du printemps arabe n'est pas liée à son sort, comme l'escomptait — entre autres — le président syrien qui, après avoir chargé Deraâ, dans le sud de la Syrie, (100 morts et plus de 300 blessés), promet des réformes. Bachar Al-Assad est jeune mais il a été pétri dans l'aveuglement et l'arrogance. Pour revenir à la propagation des révoltes à travers l'Afrique du Nord, le Moyen-Orient et les Etats du Golfe, il faut rappeler qu'en premier lieu, c'est le produit de conditions historiques et sociales similaires. Les sociétés arabes sont rongées par les inégalités, la corruption, le chômage des jeunes et la hogra. Et, qu'outre le départ des dictatures, ces sociétés attendent également d'autres chantiers économiques et sociaux. Les revendications sociales se multiplient partout même dans les pays qui ont franchi la première étape. ÀTunis et au Caire, où s'inventent de nouveaux systèmes de gouvernance, les autorités de transition doivent également répondre aux urgences criantes, négocier les salaires, relancer la croissance... Sur ce sujet, à l'exception du Yémen, de la Jordanie et du Maroc, la plupart des économies arabes, où se déroulent les révoltes, sont fondées sur les rentes du pétrole et du gaz. En réalité, des enclaves exportatrices, employant une infime partie de la population active et dont l'argent va dans les poches du pouvoir et de sa clientèle. La petite poussée du printemps arabe en Arabe Saoudite a montré combien le revenu moyen élevé des producteurs de pétrole est trompeur. L'image déformée de la richesse par habitant é été redressée : au sommet, le pouvoir rentier et ses milliardaires, et, en bas, la masse de jeunes à faible (ou sans revenu), mal employée, mal logée, mal éduquée, mal soignée et réprimée. Une autre certitude : l'onde de choc des révoltes arabes n'a pas été, jusqu'à maintenant, favorable à l'islamisme. Partout, on a plutôt vu et entendu des slogans favorables à la séparation du sacré de la politique. Même en Arabie Saoudite ! C'est en soi un grand pas. Et puis, au placard les fameuses “thawabites”. Il n'y a plus que Kadhafi à les convoquer.