Les révoltes sociales actuelles en Tunisie et en Algérie ont été provoquées par des malaises socioéconomiques similaires, qui ont particulièrement affecté des couches juvéniles, peu intégrées dans le système économique. Elles prennent les mêmes formes, celles d'affrontements violents avec les forces de sécurité et d'attaques contre les symboles de l'Etat. Elles n'en présentent pas moins des différences qu'il est intéressant de relever.La révolte de la jeunesse algérienne a commencé à Oran et Alger, avant d'embraser l'Est et l'Ouest, le Nord et le Sud, les régions montagneuses et les Hauts-Plateaux. En ébullition pendant de longues années, si l'on en juge par la fréquence des protestations sociales depuis le «printemps noir» (avril 2001), l'arrière-pays a passé le témoin aux quartiers traditionnellement contestataires des deux plus grandes villes algériennes, notamment ceux de la capitale, d'où, il y a plus de 22 ans, était partie l'intifadha d'octobre 1988. En Tunisie, en dépit de l'extension géographique des protestations, leurs foyers demeurent les régions déshéritées du Centre (Sidi Bouzid) et de l'Ouest (Kasrine, Gafsa, etc.), où le régime de Zine El Abidine Ben Ali est perçu comme une coterie régionaliste, qui favorise la capitale et le Sahel au détriment de l'intérieur. Il n'y a pas eu d'«émeutes» à proprement parler dans les quatre gouvernorats du Grand-Tunis (Tunis, Menouba, Ariana, Ben Arous), ni dans le touristique Cap-Bon (Nabeul, etc.), et l'intensité de l'agitation sociale est réduite dans les gouvernorats du Sahel (Sousse, Sfax, etc.). Dans toutes ces régions, la contestation prend plutôt la forme de manifestations de lycéens et d'actions de soutien à la jeunesse insurgée à Sidi Bouzid, Gafsa... menées par les militants syndicaux et politiques. Les protestations sociales dans l'arrière-pays, moins impliqué que Tunis dans les luttes démocratiques de ces dernières années (avec une exception notable pour une ville comme Gafsa), rappellent la gravité du déséquilibre régional entre deux Tunisie : l'une accaparant les investissements et les opportunités d'emploi et l'autre, principalement agraire, peu atteinte par les bienfaits du «miracle tunisien». En Algérie, les contrastes de développement ne sont pas négligeables entre les villes et les campagnes, le Nord et le Sud, etc., mais ils semblent avoir été éclipsés dans les consciences par des contrastes encore plus choquants, entre la richesse de l'Etat et la stagnation des revenus des salariés, entre les énormes besoins en termes d'emplois et la dilapidation des deniers publics par des responsables corrompus ou dans des grands projets confiés aux sociétés étrangères pour des raisons électoralistes (leur inauguration rapide par le président Bouteflika). Cette prise de conscience de l'approfondissement des inégalités a été aiguisée par les forfanteries des ministres d'Ahmed Ouyahia, qui ne manquent pas une occasion d'aligner les chiffres mirobolants des réserves de change, des revenus des exportations d'hydrocarbures et des recettes du «Fonds de régulation», géré depuis une décennie comme une caisse noire échappant à tout contrôle parlementaire. Elle explique la violence du ressentiment envers les autorités (les attaques contre les administrations publiques, etc.) aussi bien que le caractère national du soulèvement. L'Algérie : un contre-exemple pour les uns, un exemple pour les autres L'intifadha de Sidi Bouzid n'a pas été un coup de tonnerre dans un ciel serein. Elle a été précédée, en janvier 2008, par une autre très longue (5 mois), dans les localités du bassin minier de Gafsa, et en août 2010, par de violentes manifestations à Ben Guerdane (près de la frontière libyenne) contre des mesures gouvernementales restreignant le commerce transfrontalier. Cependant, avant janvier 2008, le régime de Ben Ali avait réussi à réduire les contestations sociales à leur dimension syndicale. Conjuguée aux satisfecit que lui adressaient le FMI et l'UE, si répétitifs qu'ils en devenaient ennuyeux, cette paix civile relative lui avait fait croire que son «modèle de développement» bénéficiait de l'adhésion de toute la population et que de tous leurs droits, les Tunisiens n'étaient plus intéressés que par le «premier» d'entre eux, selon une déclaration de Jacques Chirac à Tunis (décembre 2003), le «droit de manger». Le pouvoir tunisien a consacré cette longue période plus ou moins «paisible» au niveau social (1987-2008) au démantèlement des organisations du courant islamiste (les années 1990) et à la lutte contre le mouvement démocratique (les années 2000), d'autant plus revigoré que le parti El Nahda s'était sensiblement affaibli sous les coups d'une répression d'une rare férocité. La presse officielle et semi-officielle n'hésitait pas à agiter l'épouvantail de l'insécurité pour justifier la chape de plomb imposée à la société. La baisse de l'intensité de la rébellion islamiste chez le voisin occidental a privé Ben Ali de son édifiant «contre-exemple». Les soulèvements populaires qu'a vécus l'Algérie dès 2001 ont achevé de démontrer que si dans ce pays fortement agité, les «impératifs du combat antiterroriste» ne servaient plus à étouffer le front social, il pourrait en aller de même dans un Etat aussi «stable» que la Tunisie. Les batailles démocratiques menées en Tunisie (notamment depuis 2001, avec les actions de soutien au journaliste Tewfik Ben Brik) ont maintenu dans ce pays un niveau de mobilisation politique appréciable en des circonstances de répression aussi dures. Elles ont uni des centaines de militants dans un large front contre la «dictature policière» qui a accueilli de nouveaux acteurs (bloggers opposés à la censure, artistes, etc.). Un tel front n'existe pas en Algérie, où les «démocrates» restent profondément divisés par leurs anciennes divergences sur l'attitude à prendre envers l'islamisme armé et le régime qui le combattait au nom de la «sauvegarde de la République». La constance de la Ligue tunisienne des droits de l'homme (LTDH), des comités de défense des détenus d'opinion a maintenu en éveil l'intérêt international pour la situation des libertés en Tunisie. Connues grâce aux télévisions satellitaires et à Internet, les luttes de ces collectifs ont servi d'antidote au fatalisme que les autorités œuvraient à propager parmi la population. Ce sont des militants politiques, syndicaux et associatifs qui, aujourd'hui, organisent la solidarité avec les habitants de Sidi Bouzid, de Gafsa et de Kasserine. Ce sont eux également qui portent leur voix dans les médias internationaux. Le relais efficace du syndicat en Tunisie Si le régime de Ben Ali a éliminé d'importantes médiations possibles entre lui et la population (partis crédibles, associations...), il n'a pas réussi à concrétiser le rêve caressé par Habib Bourguiba de transformer l'Union générale tunisienne du travail (UGTT) en un syndicat-maison. Contrepoids au pouvoir politique depuis l'indépendance et terrain d'action privilégié pour la gauche radicale, l'UGTT n'a pas soutenu la jeunesse de la Tunisie profonde seulement par des sit-in, dont deux devant son siège central, le 25 décembre 2010 et le 7 janvier 2011. Elle l'a aussi soutenue en portant sa voix dans la presse mondiale, qui continue à recueillir ses informations auprès de «sources syndicales». La direction de l'UGTT a, certes, appuyé la candidature de Ben Ali à la présidence en 2004 et 2009 (au prix d'une crise intérieure) et la majorité de ses membres, rassemblés autour du secrétaire général Abdesselam Jerad, sont loin d'être indépendants. Toutefois, cette organisation n'en compte pas moins à ses échelons intermédiaires (directions des syndicats de la Fonction publique : santé, éducation nationale, etc.), des dirigeants suffisamment radicaux pour saluer l'intifadha de Sidi Bouzid en des mots plus francs que ceux du bureau exécutif. L'implication de dizaines de syndicalistes dans les luttes démocratiques de ces dernières années est également un fait notoire. Leur radicalisme explique que la direction de la centrale ne cède pas complètement aux pressions des autorités, qu'elle appuie les populations révoltées et appelle même à élargir le champ des libertés (déclaration du 4 janvier 2011). Ce n'est pas le cas pour l'Union générale des travailleurs algériens (UGTA), de plus en plus inféodée au régime depuis l'arrivée de Bouteflika au pouvoir, en 1999, et dont la majorité des secrétaires nationaux sont membres des deux «partis officiels», le FLN et le RND. Cette soumission au gouvernement a achevé de détacher d'elle des pans entiers de syndicalistes, qui l'ont quittée pour des syndicats autonomes plus combatifs. Elle explique sa quasi-indifférence aux contestations en cours dans le pays. Celles-ci n'ont fait l'objet que d'une seule déclaration (rendue publique le 7 janvier 2011), dans laquelle elle défend le point de vue du gouvernement qui accuse les «spéculateurs» d'être à l'origine de la crise actuelle.