Yves Gonzalez-Quijano est chercheur à l'Institut français du Proche-Orient, il tient un blog intitulé culture et politique arabe (cpa.hypotheses.org) où il publie régulièrement des analyses très documentées sur le monde arabe, et plus particulièrement autour des médias. Dans un long papier publié le 22 mars, il propose un retour sur les fameux effets du réseau internet dans les évènements et les changements que connaît la région. Extraits. “Personne n'ose plus s'aventurer aujourd'hui à prédire les conséquences des bouleversements politiques que connaît le monde arabe depuis le déclenchement de la révolution tunisienne. Il y a toutefois une certitude : le regard posé sur cette région a radicalement changé. Comme l'a très rapidement souligné l'économiste et essayiste libanais Georges Corm, on assiste même à cette chose impensable il y a peu encore : le Sud est devenu une sorte de modèle pour le Nord, cité aussi bien dans les mouvements sociaux de l'Etat du Wisconsin que dans ceux de la capitale portugaise ! En ce qui concerne les technologies de l'information et de la communication (TIC) également, et précisément pour ce qui est de leur importance politique, la révolution dans les esprits est tout aussi notable. Après des années de total aveuglement sur les changements en cours, voilà qu'on voudrait faire tout à coup des soulèvements populaires tunisiens et égyptiens les premières "révolutions Twitter" de l'histoire du monde ! Naguère désert numérique voué à l'immobilisme politique, le monde arabe se voit miraculeusement transformé, par la grâce de certains commentateurs, en laboratoire des révolutions du troisième millénaire ! La diffusion des techniques numériques et l'adoption des réseaux sociaux ne sont le fait que d'une partie de la jeunesse arabe, bien entendu très loin d'être majoritaire. Il ne faut pas hésiter à le souligner alors que l'analphabétisme touche plus de la moitié de la population dans des pays comme le Yémen ou la Somalie mais aussi, à des degrés à peine moins élevés, comme l'Egypte ou le Maroc (…).” “(…) Comment expliquer que le "Web 2.0 arabe" ait pu y être présent d'une manière aussi marquante ? 1. Un retard "bien venu" Il n'y a pas d'acte de naissance pour le Web 2.0, personne ne saurait dire à quel moment précis les "anciennes" pratiques du Web ont évolué majoritairement vers d'autres modes de fonctionnement. Il apparaît néanmoins, rétrospectivement, que les prophéties qui annonçaient, quelques années seulement après la révolution du Web, sa mort prochaine, au profit d'autres usages d'internet, n'étaient pas sans fondement. De fait, c'est bien juste après l'entrée dans le troisième millénaire que l'histoire des TIC, déjà incroyablement rapide et ramassée, a connu une nouvelle inflexion radicale à la suite de la diffusion de nouvelles applications au nombre desquelles figurent celles que l'on connaît aujourd'hui sous le nom de "réseaux sociaux". (…) Au moment où internet entrait dans une nouvelle phase de son histoire, on pouvait penser, surtout lorsqu'on s'appuyait sur des instruments d'analyse strictement quantitatifs, que les pays arabes n'avaient toujours pas entamé une révolution technique où, à l'échelle mondiale, seuls les pays d'Afrique semblaient être encore moins avancés. Il y avait bien entendu des causes politiques à cette situation, et l'on a d'ailleurs bien (trop) souvent souligné le rôle négatif joué par des régimes autoritaires de la région, sans prendre en compte le fait que nombre d'entre eux — la Tunisie et l'Egypte singulièrement ! — avaient aussi lancé d'importantes initiatives pour l'incitation au développement des nouvelles économies du savoir (…). Restaient les pesanteurs éducatives — ou même "culturelles" pour ceux qui croient à une identité musulmane ontologiquement rétive à la technique et au progrès (…). Celles qui auraient pu freiner la pénétration d'internet, en raison par exemple des réticences à "bousculer" les codes d'une langue en partie figée, dans sa pratique écrite, par son statut symbolique, notamment dans le domaine religieux, n'ont en réalité guère pesé, d'autant plus, encore une fois, que la dissémination des usages s'est faite à un moment où le réseau s'orientait vers une conception toujours plus user-friendly. Entrant dans la culture du numérique avec un réel décalage temporel, les sociétés arabes sont pour ainsi dire passés directement à l'âge du Web 2.0. 2. L'interconnexion de la jeunesse par le Web social Quand il entre dans une phase de fort développement dans le monde arabe, l'internet que découvre la plus grande partie des utilisateurs est déjà celui des réseaux sociaux. Blogger.com — une des plus importantes plates-formes de création de blogs — dans un premier temps, puis Facebook sont ainsi parmi les premières grandes applications globales qui bénéficient d'une traduction en arabe (simultanément avec d'autres langues telles que l'hébreu ou le persan). Parallèlement, les tranches d'âge qui adoptent la nouvelle technologie sont naturellement, comme partout ailleurs, les plus jeunes. À cette différence près que, dans cette région du monde en passe d'achever sa transition démographique, elles réunissent dans la phase actuelle la part la plus importante de la population dont l'âge médian était estimé à 22 ans vers l'an 2000 (…). 3. La sphère publique des natifs du numérique (…) En adoptant, de manière très significative dans certains cas (notamment parmi les jeunes classes urbaines scolarisées), les applications des réseaux sociaux, une partie relativement importante de la jeunesse arabe s'est trouvée en mesure de développer une identité sans nul doute assez largement en rupture, y compris dans ses implications politiques, avec celle des générations précédentes. Dans ce contexte, les nouvelles générations des natifs du numérique semblent de moins en moins concernées par les règles traditionnelles de dévolution de l'autorité, non seulement au sein de la famille et du système social (relations aux parents et aux modes de socialisation traditionnels au sein du quartier, de la tribu, etc.), mais également par rapport aux systèmes symboliques d'autorité. S'il est assez imprudent de leur imputer tous les actuels bouleversements du monde arabe, ce serait tout autant faire preuve d'aveuglement que de nier le rôle des nouveaux modes de socialisation favorisés par les réseaux sociaux du Web 2.0. Partout, on peut faire le même constat : les forces politiques traditionnellement constituées (partis mais aussi syndicats ou associations…) ont pesé d'un poids très relatif. Assez éloignées, lors de la phase insurrectionnelle en tout cas, de tout agenda politique inscrit dans une ligne idéologique précise, les revendications ont au contraire exprimé un ensemble de demandes d'ordre très général. Largement provoquée par un ensemble de facteurs en somme assez classiques, la crise arabe, née de l'absence de solutions sociales et économiques, a certainement été rendue plus aiguë encore par l'immobilisme politique. La manière dont cette crise a fini par éclater, et plus encore les voies par lesquelles les protestations ont fini par imposer leur volonté de changement, montrent cependant que le monde arabe, peut-être plus rapidement que d'autres sociétés du fait du poids de sa jeunesse, a changé d'époque. Il est désormais habité par une nouvelle culture politique que l'essor des réseaux sociaux numériques non seulement accompagne mais aussi, fort probablement, renforce.” Y. H.