Les Tunisiens puis les Egyptiens se sont libérés des absolutismes de Benali et de Moubarak au prix de dizaines de morts. Toute perte de vie humaine est à déplorer, mais il y a lieu de souligner que la force de la contestation et sans doute l'effet de surprise sont venus à bout de ces despotes avec moins de victimes que ce qu'on pouvait le craindre. Les cas libyen, yéménite, syrien et, probablement, algérien sont malheureusement dans des trajectoires différentes. Qu'on ne s'y trompe pas cependant. Le subit réveil, jusqu'à l'emballement, du front social, la contestation politique ouverte, animée par une partie de l'opposition démocratique et le foisonnement d'initiatives, mêmes inspirées par le système, dénotent un changement de l'état d'esprit de la population. Aucun citoyen ne peut accepter de rester longtemps en marge d'une vie de liberté que les régents refouleraient à nos frontières. Le piège du statu quo La volonté du système à gérer le statu quo ou, au mieux, de rééditer le “hold-up” d'octobre 1988 est aujourd'hui plus forte à cause d'un lourd passif des atteintes aux droits de l'homme et des menaces qui pèsent sur leurs auteurs. Préalable à tout renouveau, le traitement rigoureux et transparent du dossier des disparus ne doit souffrir d'aucune équivoque. Sa complexité doit être assumée si on veut en finir avec les censures et les manipulations. Qu'elles soient le fait des services de sécurité, des islamistes ou de règlements de comptes entre groupes, la vérité doit être recherchée et établie.Le maintien de la criminalisation de la recherche de la vérité, sur des dizaines de milliers de liquidations et disparitions forcées pendant les années 1990, consignée dans la charte dite “pour la paix et la réconciliation nationale” a pour corollaire l'instauration durable d'un système de répression et d'assujettissement de la justice. Contracté dans un accord entre les groupes terroristes islamistes et le DRS sur le dos des victimes des disparitions, cet arrangement est officiellement cautionné par Bouteflika en organisant une parodie de référendum sur l'absolution générale en septembre 2005. L'imbrication inévitable des conséquences de cette politique de l'impunité avec d'autres intérêts, alourdissant les passifs et les suspicions, paralyse le régime, y compris pour un relookage sans violence du système, d'autant que la flambée des prix du baril de pétrole, coïncidant avec l'arrivée de Bouteflika au pouvoir, donnait des ressources conséquentes. Les associations des familles des victimes des disparitions forcées ont, depuis près de quinze ans, constitué des milliers de dossiers documentés sur l'implication directe d'une autorité politique centrale dans la décision et l'exécution de ces actes. La justice algérienne a été destinataire de certains faits et la Commission des droits de l'homme de l'ONU dispose d'informations et de témoignages accablants quant à l'implication de responsables de l'Etat dans ce qui relève d'une épuration. Aujourd'hui, l'idée d'un changement de système a incontestablement fait chemin comme “antidote” à ce qui s'était passé en 1988 où le régime a opéré un changement à l'intérieur du système, choisissant du coup d'instrumentaliser l'islamisme pour disqualifier l'alternative démocratique et s'imposer comme un moindre mal. Comment tourner la page ? La charte dite pour “la paix et la réconciliation nationale” exclut, de fait, de son champ d'action le traitement des disparitions forcées ; qu'elles soient l'œuvre des services de sécurité ou des groupes terroristes islamistes. Catégorisées comme des fatalités sous le vocable de tragédie nationale, leurs familles peuvent prétendre à la délivrance d'un certificat de décès et à une enveloppe financière d'environ 700 000 DA, à condition d'accepter de signer un procès-verbal préparé par les services de sécurité et qui stipule que la victime est décédée “lors d'un accrochage”. Le pendant de cette procédure inique est le renoncement à la recherche de la vérité sous peine de l'article 46 des textes d'application de cette charte qui stipule : “Est puni d'un emprisonnement de trois (3) ans à cinq (5) ans et d'une amende de 250 000 DA à 500 000 DA, quiconque qui, par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale… Les poursuites pénales sont engagées d'office par le ministère public.” Cette disposition qui n'existe dans aucun corpus juridique, de l'avis de tous les experts de la justice transitionnelle – nationaux ou étrangers –, ne répond ni aux revendications des familles des victimes recherchant la vérité ni au désir des responsables et des auteurs des disparitions qui veulent échapper durablement à des poursuites judiciaires sur le sol national et à l'étranger, dans la mesure où les actes imputés ne sont pas amnistiés par un texte de loi. À ce jour, les acteurs, de tous bords, de ce drame bénéficient d'une impunité en contrepartie de soutien aux reconductions successives de Bouteflika à la tête de l'Etat. Pour le reste, les mises en garde des organisations internationales des droits de l'homme quant à une démarche d'amnistie du gouvernement algérien, ne sont certainement pas de nature à contrarier le chef de l'Etat qui, paradoxe de la situation, continue ainsi à faire chanter ses tuteurs-associés. Mais, fondamentalement, à supposer que la démarche d'une amnistie ait été dans les intentions de Bouteflika, elle était objectivement discréditée dès lors que, sous son règne, se sont considérablement aggravées les atteintes aux droits les plus élémentaires des citoyens et qui ont fait que : • Le pouvoir a perdu tout crédit à l'échelle internationale à cause du recours systématique à la fraude électorale à tous les niveaux et à l'interdiction des activités publiques des partis politiques de l'opposition et des associations autonomes. • Tout positionnement, vis-à-vis d'une telle initiative, se complique, y compris, pour les partenaires les plus complaisants, à cause de la persistance de la pratique de la torture, la subordination de la justice à l'exécutif et “une conduite de lutte antiterroriste dans une totale opacité”. Pour n'avoir entrepris aucune réforme sérieuse, la période de grâce payée cash par l'octroi de contrats juteux ne pouvait durer. La Commission nationale consultative de protection et de promotion des droits de l'homme (CNCPPDH), sponsorisée à coup de milliards de dinars, pour vendre l'image du régime a été exclue des instances onusiennes des droits de l'homme ; son affaiblissement est tel que le gouvernement algérien a été incapable d'entreprendre une quelconque démarche pour laver un tel affront. Sommé de défendre “l'étape de l'amnistie”, à la veille du viol de la Constitution offrant une présidence à vie à Bouteflika, son président, le très contesté Ksentini, semble avoir perdu la voix depuis. Signe des temps : la répression quotidienne dans la rue algérienne ou les victimes tunisiennes, égyptiennes, libyennes, yéménites ou syriennes qui n'“inspirent” rien à cet intermittent des droits de l'homme. Courage et vérité Dans le drame des disparitions forcées, chroniques et massives, œuvre des services de sécurité, les dépassements individuels ou même de groupes isolés sont minimes. Tout concoure à accréditer une volonté d'institutions de l'Etat de privilégier l'élimination physique à tous les autres recours, à commencer par celui de la justice. Le pouvoir algérien n'avait et n'a toujours pas de projet politique cohérent en dehors de sa survie. Le corollaire de cette vacuité est l'émergence dans le phénomène des liquidations/disparitions, de clientèles du régime qui agissaient pour une mainmise sur l'activité de secteurs économiques juteux (terres, commerces et industries de transformation liée à l'importation…). L'affaire de l'ex-directeur de l'assistance sociale (DAS) d'Oran qui a vu un chef de Région militaire impliqué dans la constitution de réseaux de drogue montre jusqu'où la gangrène est allée à la faveur du détournement de lois d'exception officiellement dédiées à la lutte contre le terrorisme. Les familles, les militantes et militants qui ont très tôt investi la scène publique pour dénoncer le phénomène des disparitions forcées et exiger la vérité n'ont pas seulement été victimes de l'anathème et de la répression des officiels ; elles ont aussi attiré la sympathie et le respect de personnalités et d'officiers de différents rangs, d'agents des forces de sécurité et de patriotes. Grace à eux, elles disposent de nombreux écrits et témoignages comportant des détails devant lesquels aucune juridiction sérieuse ne peut rester insensible. Comment une mère d'un enfant de 16 ans qui s'apprêtait à passer le BEM et qui découvre les détails des supplices infligés à son enfant jusqu'à rendre l'âme avec les noms des lieux et des personnages ainsi que leurs numéros d'immatriculation peut-elle renoncer à ce que la vérité soit sue et que la justice passe ? Comment peut-elle se taire alors que toutes ces informations ont été consignées dans un rapport écrit et déposé par des brigadiers de police qui ont exposé leur vie contre la promesse de voir ces informations portées à la connaissance de la justice, le moment venu ? Dans d'autres documents, on découvre les noms et les circonstances qui ont présidé à la liquidation de membres des services de sécurité, pendant l'année 1998, après qu'un émir terroriste de Larbaâ s'était plaint à leur sujet auprès d'une autorité officielle. Ce personnage, en plus de la protection dont il est entouré, contrôle aujourd'hui une partie du marché de gros de la région. À l'autre bout du même drame, les associations de disparus enlevés par les groupes terroristes islamistes ont fait officiellement une demande d'exhumation des restes des corps jetés dans des fosses communes par des éléments connus de la population dans la région de la Mitidja. Le but est de procéder à une identification à l'aide de tests ADN. Ces démarches sont, à ce jour, restées vaines malgré toutes les promesses. Il est vrai que si on accède à cette demande, il n'y aurait aucune raison de ne pas l'étendre à toutes les catégories de disparus. Lors de la campagne électorale pour les présidentielles de 2004, les partisans de Bouteflika et ceux de Benflis se sont affrontés par charniers interposés à Rasfa, dans la wilaya de Sétif, les uns accusant les autres d'avoir tué et enterré dans une fosse commune des paysans soupçonnés d'aider les groupes terroristes. Ces incidents ont donné lieu à un transfert de nuit d'un charnier à coup de camions et de bulldozers. Dans le jargon des enquêteurs internationaux, cela s'appelle la constitution de charniers secondaires pour brouiller les pistes et il s'agit d'un délit puni par le droit international. Ce transfert ne doit pas être le seul. En Bosnie, la Commission internationale des personnes disparues (ICMP) rapporte qu'après les accords de paix, les responsables des massacres ont procédé au déplacement de nombreux charniers. Pour une authentique transition démocratique Les familles des personnes disparues qui sont parties prenantes des initiatives de changement pour l'instauration de la démocratie et le respect des droits de l'homme sont convaincues que rien de durable et de viable ne peut se faire sans la vérité et la justice. À la faveur des bouleversements dans notre région, les peuples ne revendiquent pas uniquement des augmentations de salaires. Ils savent qu'en exigeant des poursuites judicaires contre les responsables des crimes et des détournements, ils offrent à leur pays une chance de sortir définitivement des systèmes despotiques et prédateurs qui les ont appauvris. En proposant, dans sa plateforme, de mettre en “place une commission indépendante [qui] aura aussi pour mission d'établir la vérité et la justice sur toutes les atteintes subies par les Algériennes et Algériens depuis l'indépendance”, la Coordination nationale pour le changement et la démocratie (CNCD) inscrit, pour ce qui la concerne, son combat dans le sens de l'Histoire. Il faut espérer que cette initiative salutaire en inspire d'autres. Aucune paix durable, aucune démocratie ne peut se construire sur l'amnésie et l'impunité. En novembre 1995, lors de la conclusion des accords de paix de Dayton, le président du Tribunal pénal international, Antonio Cassese, déclarait : “La justice est un élément indispensable du processus de réconciliation nationale. Elle est essentielle au rétablissement de relations harmonieuses et pacifiques entre les hommes et les femmes qui ont dû vivre sous le règne de la terreur. Elle interrompt le cycle de violence, de la haine et prévient la vengeance illégale. Ainsi la paix et la justice vont-elles de pair.” Pour le reste, il est vain de croire que l'impunité est possible dans un monde où la traçabilité des parcours est désormais une règle. Pour faire partie, à part entière de ce monde interdépendant, le droit doit prévaloir. De ce point de vue, toute transition démocratique doit établir la prééminence constitutionnelle des normes internationales avec une application directe dans le droit interne. L. I. (*) Présidente de l'ANFD [email protected]