Depuis le 15 mars, début de la révolte qui frappe leur pays, de nombreux Syriens se réfugient au Liban voisin. Au nord, si les citoyens du pays du Cèdre s'organisent pour accueillir leurs voisins qui fuient la répression, l'opinion publique libanaise reste divisée dans son ensemble. D'un côté, les partisans d'un soutien aux insurgés en marche vers la démocratie, de l'autre les tenants d'un statu quo qui souhaitent le maintien de l'actuel pouvoir à Damas, pour de multiples raisons. “Ils ont tué mon père et je me vengerai.” Bassma répète rageusement la phrase. À 12 ans, elle a déjà vécu l'horreur. Des hommes en uniforme ont assassiné sauvagement son père le vendredi 27 mai. Le lendemain, elle quittait Tall Kallakh avec sa mère et ses deux petits frères, et traversait la frontière toute proche. Elle n'a même pas pu assister aux funérailles de son père. La famille s'est réfugiée à Boukaya, un village libanais. De là, elle peut entendre la fureur de la répression du pouvoir qui s'acharne sur ses compatriotes. Secouée par les sanglots, elle raconte des scènes qui la marqueront à vie. “À Tall Kallakh (une ville de 4 000 habitants, exclusivement sunnite), les militaires et des groupes armés défonçaient les portes des maisons. Ils battaient les hommes ou les emmenaient. Il y avait des morts dans les rues. Nous n'avions plus d'eau. Les soldats avaient fait sauter les réservoirs. Tout était fermé.” La petite a marché sur les sentiers de montagne durant des heures, se cachant des patrouilles qui poursuivaient les fuyards. Dans cette région du sud de la Syrie, frontalière avec la région libanaise du Akkar, la contrebande est un marché florissant. Chaque habitant connaît les passages secrets qui relient les deux pays. C'est par l'un d'eux que la famille a rejoint la maison amie qui l'a accueillie. Entre le Akkar et la Syrie, les liens sont nombreux : mêmes paysages montagneux, mêmes gens, même mentalité, familles communes et relations fortes. Les Libanais du Akkar se sentent souvent plus proches de la Syrie, que de ce Beyrouth trop lointain qui les méprise. Comme la famille de Bassma, chaque jour de nombreux Syriens passent la frontière. Ils fuient les violences qui secouent leur pays depuis le 15 mars dernier, et qui ont fait déjà plus de 1 000 morts. Pour les accueillir, le Liban, pays en crise et sans gouvernement depuis six mois, s'organise comme il peut. À la frontière, les maires des localités proches comme Machta, Hassan, Bireh, s'activent. La solidarité joue à fond, palliant le manque d'efficacité des grosses organisations internationales, qui ont du mal à se mettre en branle. Trop lourdes, trop “paperassières” pour être rapidement opérationnelles. À l'ONU, le Haut-commissariat aux réfugiés (HCR), essaie de dresser un bilan, afin de distribuer équitablement vivres et matelas. “Mais comment parvenir à comptabiliser les réfugiés, alors qu'il en arrive tous les jours,” déplore Jaâd, un fonctionnaire du HCR, sur place. “Des hommes, des familles entières et même des soldats déserteurs. Comment faire face ?” s'inquiète le responsable onusien. Une inquiétude qui gagne les Libanais, et qui divise profondément l'opinion publique. Cette dernière ne partage pas forcément la compassion déployée par les habitants du Akkar pour leurs voisins syriens. À Beyrouth, une rencontre de solidarité avec le peuple syrien “en marche vers la liberté et la dignité” programmée le 17 mai dernier, dans un grand hôtel de la ville, a dû être annulée, suite aux menaces des alliés libanais du régime de Damas, au rang duquel se trouve le Hezbollah. Le parti chiite pro-iranien reste un ardent défenseur du régime syrien actuel. Il est vrai que l'arsenal de la résistance islamique, en provenance de l'Iran, transite par Damas. Et qu'un changement de pouvoir en Syrie priverait le Hezbollah d'un allié de poids. Pour des raisons plus terre à terre que les dirigeants chiites du “Parti de Dieu”, les citoyens libanais expriment aussi leurs réticences. “Qu'allons-nous faire avec tous ces réfugiés ? Nous avons déjà tant de problèmes chez nous.” Des phrases qui, mainte fois entendues dans les conversations quotidiennes, traduisent bien l'état d'esprit d'une grande partie des gens. “Nos économies sont interdépendantes. Si la Syrie tombe, nous tombons avec”, affirme cet industriel beyrouthin. Pour lui, “Bachar al-Assad a déjà beaucoup réformé. Il a ouvert son économie, privatisé des banques. Il ne peut pas changer tour d'un seul coup. Le Liban a besoin d'une Syrie stable pour se reconstruire. Beaucoup d'entreprises libanaises ont investi dans ce pays. Elles risquent de tout perdre en cas de bouleversements”. Ce sont les chrétiens libanais qui se révèlent les plus chauds partisans du régime syrien : “C'est trop facile de juger quand on habite un pays où règne le droit de la personne. Bachar al-Assad nous a donné les mêmes droits que les musulmans”, argumente Marie-Thérèse. “Ces deux derniers mois, il y a eu des victimes et s'il faut des réformes en Syrie, Bachar al-Assad doit rester au pouvoir. Il est le rempart contre l'intégrisme islamique”, insiste Mgr Casmoussa, ancien évêque de Mossoul (Irak), nommé depuis le 16 mai dernier numéro 2 du patriarcat syriaque catholique à Beyrouth : “Surtout que l'Occident ne se mêle de rien”, poursuit l'évêque, “en intervenant en Irak, les Américains ont détruit mon pays, et exposé la communauté chrétienne aux persécutions religieuses”. Des voix dénoncent pourtant la politique de la prudence et du statu quo. Si la démocratie gagne la Syrie, ce sera tout bénéfice pour le Liban, martèlent ces tenants du changement. Reste qu'ils ne font pas l'unanimité et que bien des peurs subsistent.