Dans cet entretien, l'économiste situe les progrès de l'Algérie depuis l'indépendance mais surtout pointe du doigt les raisons de l'échec algérien en matière de développement. Liberté : Quelle était la situation de l'Algérie à l'indépendance ? ll A. Lamiri : Lorsque le pays avait acquis en 1962, au prix de terribles sacrifices humains et sociaux, son indépendance historique, la situation économique était des plus chaotiques. On n'avait ni les ressources humaines formées ni les moyens financiers pour faire fonctionner efficacement les infrastructures et les institutions disponibles. Certes, l'Algérie a hérité d'un niveau d'infrastructures parmi les plus étoffées des pays colonisées. Mais elles étaient conçues par et pour les colons. En effet, les quelques rares Algériens à être scolarisés devaient, en majorité, appartenir aux cercles restreint proches des pieds-noirs. Il fallait parer au plus pressé pour réussir l'immense défi d'éviter de sombrer dans le chaos. Paradoxalement, la transition institutionnelle a beaucoup mieux fonctionné que le processus de mutation politique qui fut marqué par un terrible désordre qui a engendré des conséquences dramatiques, plusieurs décennies après notre indépendance. Les révolutions ont, parallèlement à leurs réussites, leur côté sombre dont il convient de laisser les analyses aux historiens spécialisés. Quelles sont les leçons à tirer de près d'un demi siècle d'efforts de développement ? ll Les deux grandes leçons que l'on peut tirer de l'expérience économique durant les quarante-neuf ans sont : - par rapport au legs colonialiste, les réalisations sont énormes dans le domaine des infrastructures (hard) socioéconomiques ; - par rapport aux ressources utilisées et au potentiel dont dispose le pays, nous avons lamentablement échoué dans la construction d'un développement durable. Plusieurs raisons expliquent cet état de fait. Je comprends que nous ayons la tâche facile aujourd'hui. Nous sommes en train d'analyser l'histoire avec des concepts et des schémas qui sont reconnus aujourd'hui mais ignorés ou diabolisés par le passé. Bien que je ne fusse jamais un adepte du socialisme, je reconnais que cette option représentait les vœux de la vaste majorité de la population. Mais il est important de noter que, plusieurs décennies après avoir abandonné l'option, les mentalités des dirigeants sont encore formatées par l'ère socialiste. On persiste à vouloir mener un développement hyper étatisé et hyper centralisé comme modèle de construction d'une économie de marché. Le discours économique a quelque peu changé mais pas la culture économique. Le plus néfaste des héritages a été de diffuser à une très large échelle l'analyse des résultats (output) sans les coûts (input). Le taux des ménages algériens qui disposent de gaz est plus élevé que la moyenne des pays européens développés. Ceci est brandi comme une énorme réalisation et c'en est une ; mais à quel coût et quel est son niveau d'efficacité ? Personne ne s'en soucie. On analyse ce qu'on a obtenu mais jamais à quel coût et à quel niveau d'efficacité. Evaluer les performances dans le domaine agricole est relativement aisé car les pays se fixent des objectifs précis dans ce domaine. Nous avons toujours cherché à obtenir une balance agricole équilibrée et l'autosuffisance alimentaire pour quelques produits stratégiques (blé et lait). Nous n'avons obtenu ni l'un ni l'autre. Nous n'avons qu'à lire la balance des paiements. On exporte moins de 300 millions de dollars de produits agricoles et on importe pour plus de 7 milliards de dollars. Nous avons un échec mesurable et flagrant et on sait pourquoi. Les politiques agricoles qui subventionnent les inputs (tracteurs, engrais etc.) échouent toujours. Celles qui subventionnent les inputs (tonnes de blé, litres de lait etc.) réussissent beaucoup mieux. Il faut donc radicalement revoir nos politiques agricoles. L'industrie représente 6% du PIB aujourd'hui alors qu'elle était de plus de 19% à la fin des années quatre-vingt. Certes, nous avons un secteur privé et quelques entreprises publiques dynamiques dans ces secteurs mais elles sont bridées par une immense bureaucratie. D'ailleurs, dans le climat des affaires on se classe toujours parmi les 30 derniers. Il convient de s'intéresser donc au mode de fonctionnement de nos administrations et les aider à fonctionner comme des entités économiques et rémunérer ou pénaliser leurs managers en fonction d'objectifs vérifiables, comme le font les pays qui ont formidablement débureaucratisé. Lorsque la logique bureaucratique prévaut, la corruption n'est pas loin. Au terme de cinquante années d'indépendance, la corruption a pris de l'ampleur. ll La lutte contre la corruption est une exigence citoyenne dans la plupart des pays sous-développés dont les populations sont en voie de prendre en charge leur destinée. Les différents classements internationaux nous situent parmi les pays où ce fléau s'étend considérablement. Partout où le mode de fonctionnement bureaucratique est dominant dans les sphères de l'Etat au détriment du mode managérial, la corruption prospère et résiste à toutes les tentatives de bonne volonté mais sans méthode pour s'en affranchir. La bataille de la quantité a été gagnée, peut-on en dire autant de la qualité dans le domaine de l'éducation ? Nous devons tirer beaucoup de leçons de notre secteur de l'éducation. En termes de ressources dépensées et de résultats quantitatifs nous sommes parmi les meilleurs pays. Nous avons un taux de scolarisation de 99%. L'éducation a toujours été le premier poste budgétaire du pays. Certes il y a encore beaucoup à faire sur les déperditions scolaires, la formation professionnelle qui est en pleine mutation et l'université qui reste trop en décalage par rapport aux besoins économiques. Mais la qualité de la formation demeure en deçà des exigences de la compétition mondiale. Et pourtant un investissement mineur en recyclages de tout genre permettrait de remédier ce problème de sous-qualification humaine qui devient un handicap au développement et invalide ces efforts énormes. Ceci explique, par exemple, pourquoi les TIC sont peu utilisées dans nos administrations. Mais malheureusement pour nous, la qualité compte plus que tout dans le domaine de l'éducation et là, franchement, nous ne sommes pas bons. Le mot de la fin ? Il serait intéressant que, pour le 50ème anniversaire de notre indépendance, on se penche en profondeur sur les réalisations de notre pays mais en essayant des analyses les plus neutres possibles. On peut surtout faire du Bechmarking. Il serait intéressant de constater que l'Algérie et la Corée du sud étaient presque au même niveau de développement. Aujourd'hui, la production nationale de la Corée est six fois supérieure à la nôtre et les exportations dépassent les 450 milliards de dollars. L'aide internationale a été plus de 50 fois inférieure à nos exportations pétrolières (aide naturelle). Il faut chercher du côté de la technologie, de la science, du management, de la recherche et développement, des qualifications humaines, de l'organisation de l'Etat et autres, les raisons de la réussite coréenne et de l'échec algérien.