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“Nous connaissons une profonde fracture sociale”
L'économiste Abdelhak Lamiri à propos des leçons des émeutes
Publié dans Liberté le 19 - 01 - 2011

Afin de tenter d'en savoir plus sur les tenants et les aboutissants des dernières émeutes d'une violence exceptionnelle, Liberté s'est rapproché du Dr Abdelhak Lamiri.
Liberté : Docteur, à quoi, selon vous, seraient dues les dernières émeutes en Algérie ?
Dr A. Lamiri : Un scientifique n'analyse pas les évènements d'une manière superficielle. Son plus grand défi serait de simplifier la complexité. Pour un politicien, les choses sont élémentaires. Si on est dans l'opposition, les causes sont à trouver dans la faillite du système dans tous les domaines. Il n'y aurait rien qui fonctionne. Tout est noir. Si on fait partie des cercles du pouvoir, ce seraient des jeunes utilisés et manipulés par des intérêts spécifiques. Les politiques et les pratiques qui existent seraient les meilleures, en fonction des conditions actuelles. La situation de l'analyste définit souvent les formes de son discours. Les causes d'un phénomène sont toujours historiques, économiques, sociologiques et politiques. Un simple évènement ne constitue le plus souvent qu'un déclic, une goutte qui fait déborder un vase. C'est le suicide d'un vendeur à la sauvette en Tunisie et en Algérie le dérapage des prix des produits de base. L'évènement déclencheur est important mais pas déterminant.
Pour notre cas, à la base du mécontentement, nous avons une incompréhension totale entre une frange majoritaire de la population et les pouvoirs publics. Ils n'ont pas le même référentiel. La classe politique se réfère aux sacrifices consentis pour obtenir l'Indépendance (sans se les appliquer pour soi-même) et compte sur la jeunesse pour continuer à en faire autant pour assurer le développement du pays qui ne serait qu'une question de temps. Les jeunes ont besoin d'un projet de société qui les valorise, les épanouisse et leur permette de vivre, un tant soit peu, dans des conditions meilleures. Oui, les prix des produits de base étaient le déclic d'une situation caractérisée par un fossé de plus en plus large et de plus en plus profond entre deux composantes essentielles de la société. Nous connaissons une terrible fracture sociale et une incompréhension totale entre les gouvernants et les couches les plus vives de ce pays. Par ailleurs, l'économie n'a pas créé encore un volume d'activité capable d'absorber le secteur informel.
Toute politique visant à l'éradiquer rapidement se traduirait par des problèmes sociaux sans pareil. La stratégie d'intégration de la sphère informelle devrait prendre en considération ses impacts à court et à moyen terme.
Nous ne sommes pas en mesure d'offrir des alternatives aux milliers de personnes qui vivent grâce à cette soupape de sécurité.
Les émeutes peuvent-elles se résumer aux seuls paramètres économiques ? Revenu (inexistant, insuffisant), chômage…
Les paramètres économiques sont toujours importants. Lorsqu'une famille algérienne consacre 50% de son revenu à l'alimentation et les prix doublent, il ne restera rien pour les autres catégories de dépenses. J'ai expliqué, dans plusieurs analyses, pourquoi les salaires sont trop faibles socialement mais trop élevés économiquement (par rapport à la productivité). Ce qui devait arriver était économiquement inévitable, mais c'est le timing qui a été surprenant. Je m'attendais à ces problèmes dans trois ans, lorsque les investissements publics s'essouffleront. Nous payons également le prix d'une erreur technique que je dénonce depuis dix ans : “Trop de dépenses en infrastructures et très peu pour le développement de l'économie productive et la modernisation institutionnelle, créatrices de richesses et d'emplois.” L'absence de mécanismes de stabilisation des prix des produits de base est également à déplorer. Nous devons disposer d'un fonds de nivellement de ces prix. Son mode de fonctionnement est peu coûteux et peut être très efficace. Si nous avions orienté les ressources mobilisées depuis dix ans vers les facteurs-clés de succès (modernisation qualitative des ressources humaines et du management, création d'entreprises, rénovation institutionnelle, 70% pour l'économie productive et 30% pour les infrastructures, etc.) nous aurions une croissance de 12%, un taux de chômage de 3% à 4%, et nous serions devenus un dragon africain. Nos jeunes seraient alors fiers d'être Algériens et pourraient s'intégrer dans ce dispositif pour créer eux-mêmes cette industrie du tourisme, des arts, des sports et des loisirs qui leur manque tant aujourd'hui. Nous avons besoin d'un projet de société qui ferait rêver les jeunes, qui les intégrerait et les rendrait fiers d'y participer.
…Ou alors sont-elles d'origine plus complexe ? Une question de vie, de place dans la société, de statut et de rôle, d'épanouissement, d'estime de soi…
Pour appréhender l'incompréhension, il faut essayer de déchiffrer la logique de la classe politique et la “culture spécifique de notre jeunesse”. La fracture est immense. Nos politiciens ne comprennent pas pourquoi nos jeunes se jettent à la mer pour aller travailler en Europe et refusent des boulots à temps partiels parfois bien rémunérés en Algérie. Nos jeunes ne comprennent pas pourquoi, l'Algérie, pays riche, n'arrive pas à leur créer des emplois et des logements en nombre suffisant. D'autant plus qu'ils lisent dans les journaux des articles sur des dizaines de scandales de plusieurs milliers de milliards. Ils ont l'impression d'être les dindons de la farce. Personne ne comprend l'autre. Par ailleurs, les canaux de communication sont loin de fonctionner normalement. Les systèmes de production de la décision sont totalement déconnectés de la sociologie de notre pays. Ainsi, les pouvoirs publics ont l'impression d'avoir tout fait : plan de relance pour induire de l'emploi (Ansej), construction de millions de logements et d'infrastructures éducatives, culturelles et sportives. Selon nos décideurs, nos jeunes seraient trop impatients et veulent tout avoir tout de suite sans contrepartie ; ils se compareraient aux pays européens, oubliant les différences historiques et politiques, etc. Bien sûr que la situation est complexe. On aurait pu consacrer des dizaines de millions de dinars d'études pour comprendre la situation de notre jeunesse d'un point de vue économique, sociologique et culturel.
Notre jeunesse a grandi dans un climat d'une extrême violence et d'engagements peu tenus. Nos adolescents ne comprennent pas le projet de société qu'on leur propose. Les nombreuses promesses tardent à se concrétiser. La vaste majorité n'a aucune idée sur son rôle au sein de la société. Ils ont l'impression d'être des sous-citoyens dévalorisés par leur propre pays. Ils considèrent que leur propre pays les exclut, et estiment qu'ils resteront mineurs à vie. Leur estime de soi s'en trouve affectée. Ils ont développé tout un lexique pour exprimer leur ressentiment : hogra, harga…. Leurs relations avec l'administration leur rappellent chaque jour leur place dans leur propre nation. Alors, beaucoup de dérives s'ensuivent : drogue, harga, etc. Il faut souligner également que leur maltraitance par les structures administratives n'est pas voulue par les hauts décideurs mais elle découle logiquement du mode de fonctionnement de nos institutions. Nous avons un appareil administratif qui s'est auto-organisé pour frustrer nos citoyens et marginaliser nos jeunes.
Tout le monde est prisonnier d'un système qui brasse des ressources énormes pour sécréter le désespoir. Les correctifs à apporter sont profonds et difficiles mais pas impossibles. Par ailleurs, ces derniers temps, nous avons assisté à un début de fermeture de toutes les soupapes de sécurité qui permettaient aux citoyens de souffler face au comportement d'exclusion administrative : on ferme les circuits informels, devises (qui permettaient à des milliers d'Algériens de se soigner et d'étudier à l'étranger), on planifie d'introduire les chèques, alors que les banques sont loin d'être prêtes, et encore moins l'économie, à accueillir les dizaines de milliers de personnes qui œuvrent dans l'informel. Le monde des exclus a paniqué. Les prix ont été augmentés par anticipation. Et le déclic se produisit.
Quelle serait la place de la société civile et l'attitude souhaitable des institutions de l'Etat pour répondre aux exigences de dialogue, aux desiderata, complexes et divers, des administrés ?
Les réformes à mener sont gigantesques. La plus difficile consiste à reconnaître que le système économique et social ne fonctionne pas bien et a besoin de réformes profondes et non d'adaptations mineures. Nous avons une stratégie économique inefficace. Nous injectons dans notre économie 30% du PIB pour avoir une croissance de 6%. À titre d'exemple, en Chine 1% du PIB injecté crée 3,5% de richesses. On ne reconnaît pas que nous avons un système économique et administratif, en dehors des hydrocarbures, qui détruit des richesses au lieu d'en créer. Le président de la République lui-même l'affirme dans de nombreux discours ; mais par la suite, nous avons tout un bataillon de fonctionnaires qui nous expliquent le contraire et veulent qu'on occulte totalement cette réalité. L'erreur technique est la suivante : au lieu de dépenser de l'argent pour rendre le système efficace (formation de qualité, management, modernisation des institutions) puis lui fournir des ressources pour se développer, on injecte massivement de l'argent dans un modèle incapable de les utiliser efficacement. Ce serait l'équivalent d'un riche individu qui a un fils alcoolique et au lieu de le désintoxiquer, il continue à lui donner de plus en plus d'argent en espérant qu'une partie sera utilisée pour mieux se nourrir et s'habiller. Admettre le problème, c'est faire un diagnostic sans complaisance de la situation actuelle pour la dépasser. Si on avoue nos difficultés, alors les correctifs deviendraient une question technique pas trop difficile à régler. Nous avons besoin d'une “institution cerveau” qui regroupe nos meilleures compétences dans tous les domaines.


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