Dans cet entretien, l'économiste aborde les différentes étapes du développement du pays, non sans mettre en relief les échec et les succès dans le processus d'évolution de l'économie nationale. Il estime que l'Algérie a encore des chances de devenir un grand pays émergent. Liberté : L'Algérie qui célèbre son 49e anniversaire, est passée par plusieurs étapes en étant un terrain d'essai de théories et de pratiques économiques ? Quelle est, selon vous, la meilleure étape qui vous a marqué ? ll M. Mekidèche : Vous faites sans doute allusion, pour commencer par le début, à l'autogestion agricole et industrielle des premières années de l'indépendance, puis aux industries industrialisantes des années 70, ensuite au concept de “small is beautiful” des années 80 et enfin à l'ouverture libérale, assez souvent débridée, de la décennie 90. Une première remarque d'abord : les pratiques économiques ont toujours et partout un ancrage théorique que les dirigeants politiques habillent de spécificité pour souligner l'originalité du modèle national croyant ainsi renforcer leur leadership. Pour ma part, j'estime que dans cette longue histoire économique de l'Algérie, qu'il faudra écrire un jour, le fil rouge a toujours été, partant d'un pays que le système colonial a laissé exsangue, de réaliser malgré tout un développement économique et social accéléré. Mais pour répondre indirectement à votre question, il y a une période qui m'a marqué négativement. C'est celle de la fin de la décennie 70 et la décennie 80 au cours de laquelle le développement industriel, notamment pétrochimique, a été stoppé au profit “d'une vie meilleure”, c'est-à-dire d'une consommation débridée, pendant que la “restructuration organique” cassait la dynamique de grands groupes industriels publics. Pour le reste, en tant que dirigeant de l'UGEMA puis de l'UNEA (historique) j'avais soutenu les décrets de mars 1963 portant autogestion agricole. Puis, j'ai vécu intensément à Arzew et Skikda la période d'industrialisation dans l'aval pétrolier en tant que manager puis cadre dirigeant de la Sonatrach. Pensez-vous qu'il y a régression ou au contraire un boom en matière de croissance économique et de bien-être si on compare ces grandes phases de développement ? ll La période de la décennie 7O a été à coup sûr une période de développement intense et de création massive d'emplois. Elle a jeté les bases d'une économie moderne mais elle s'est amputée d'un levier de croissance durable : le secteur privé. C'est la première erreur. La deuxième erreur est, en plus d'un choix autarcique de développement, d'avoir arrêté le développement industriel au moment où les effets industrialisants pouvaient être diffusés sur le secteur privé et les tissus locaux des PME. A l'inverse, l'ouverture brutale de l'économie algérienne dans la décennie 90 a laminé un système productif privé et public inachevé et fragile. Combien d'entreprises privées ont disparu par l'effet de la perte de change brutale au moment même où elles étaient invitées à investir ? Combien d'entreprises publiques ont perdu pied suite à l'ouverture tous azimuts du marché algérien ? C'est dans cette période que la rampe de lancement de l'économie informelle a été construite. Mais on ne refait pas l'histoire, on peut seulement l'écrire et en tirer des enseignements pour l'avenir. Entre les modes de développement de planification dite socialiste, plus pointilleuse et celle d'aujourd'hui plus libérale, quelle est celle que vous choisissez ? Comment vous voyez celle qui vous semble la plus adaptée à l'étape actuelle et future ? ll Certes, il ne faut pas rêver, le mur de Berlin est tombé. Mais quand vous parlez du libéralisme duquel parlez-vous ? Car au-delà d'un corpus commun (propriété privée des actifs, droits de propriété, coordination par les marchés), le capitalisme familial répandu en Amérique latine, le capitalisme d'Etat encore dominant en Chine, au Vietnam et en Russie et les capitalismes européens (modèle rhénan, modèle français) renvoient à des gouvernances économiques différentes. L'examen de ces pratiques devrait intéresser au plus haut point un pays émergent comme l'Algérie qui a sa propre histoire économique et une pratique d'Etat plus récente. Vous convenez avec moi qu'on est bien loin “du capitalisme mondial pacifié qu'on nous promettait après la chute du mur de Berlin et de l'URSS”. En vérité, “la guerre des capitalismes est notre horizon de court terme”, pour reprendre deux citations de l‘ouvrage de l'économiste français J.H. Lorenzi. C'est dans ce contexte économique et géostratégique inédit et incertain que l'Algérie devra se frayer un chemin. Ceci dit, ce qui est sûr c'est que les économies émergentes ont besoin de planification et de politiques publiques de long terme. Voyez la Corée du Sud et la Chine. J'estime, pour ma part, que l'on est encore installé dans une économie mixte pour une certaine période. Chez nous, le retrait de l'Etat de la sphère de l'investissement économique et social et de la régulation n'est pas pour demain. Mais en même temps, il faudra accompagner l'émergence du secteur privé national pour réduire cette période. Il y a eu les grandes révolutions dites industrielle, agricole et culturelle. Quel bilan faites-vous ? ll Je suis de ceux qui pensent qu'on ne peut comprendre, et encore moins faire le bilan des trois révolutions de la période Boumediene dont vous parlez, sans les remettre dans leur perspective historique. Il s'agissait d'abord et essentiellement de récupérer les richesses nationales et de construire des secteurs économiques qui n‘étaient que des démembrements de l'économie métropolitaine coloniale. Que cela ait été partiellement inefficace, on peut le concevoir. Mais revisité avec le recul historique, l'essentiel du bilan à retenir de ce triptyque est qu'il a permis, selon moi, de continuer puis d'achever le processus de recouvrement de la souveraineté économique et celle de l'identité s'agissant du volet relatif à la révolution culturelle. Il fallait que cela soit fait ; les ajustements peuvent venir après. L'après-89, marquée par la remise en cause de l'ancien système et l'ouverture vers l'économie de marché, a complètement rompu avec ces grands chantiers supposés assurer l'autodéveloppement et une économie autocentrée et indépendante. Plus de vingt ans après, l'économie algérienne se recherche encore. Quelles appréhensions subsistent encore ? ll Vous savez, j'ai fait partie du premier groupe de réforme, à partir de 1986, sous la conduite de Mouloud Hamrouche et de Ghazi Hidouci aux côtés de Boubekeur, Ghrib Mohamed, Hadj Nacer, Rezki Hocine, Korichi et Touati Ali. Ces travaux ont notamment abouti à l'adoption de la loi 88/01 portant autonomie des entreprises publiques. Cette loi, avec la loi antérieure 86-14 du 19 août 1986 qui ouvrait à l'investissement étranger l'amont pétrolier, a marqué la rupture avec l'économie administrée et engageait dans les faits l'ouverture libérale. En vérité, c'est l'impossibilité pour l'Etat, du fait de la crise financière de 1986, de respecter le contrat social qui a conduit à cette ouverture libérale. C'est ainsi que sous l'empire de la loi 88-01, des entreprises publiques ont “basculé dans l'autonomie” sans capitaux sociaux et même avec des actifs nets négatifs ! L'ouverture totale et débridée du commerce extérieur va dans le même sens. Du reste, l'explosion sociale du 5 octobre 1988 confirme bien cette thèse ; le rééchelonnement de la dette et le programme d'ajustement structurel (1994-1998) aussi. L'ouverture libérale tous azimuts n'a effectivement pas fonctionné et c'est bien pour cela que vingt ans après, l'économie algérienne se recherche encore comme vous dites. Je vous renvoie à ce sujet au livre de l'économiste américain Paul Krugman (Pourquoi les crises reviennent toujours, édition du Seuil, 2009). Il y explique que les crises reviennent du fait de “l'incapacité à en tirer les leçons, à laisser les faits mettre en question des doctrines libérales erronées”. En Algérie, c‘est le cas également. Est-ce que le prix du changement a été fort ? Est-ce qu'on aurait pu économiser bien des énergies et préserver des acquis ou est-ce que les dégâts dus au choc étaient inévitables ? ll Vous posez bien les termes de l'alternative : thérapie de choc que certains économistes ont appelé le bing bang ou transition douce. Je crois, pour ma part, qu'on aurait pu limiter les dégâts en termes de sauvegarde d'actifs industriels tangibles et intangibles précieux et difficiles à construire. Deux exemples : d'abord la dissipation de ressources humaines qualifiées à cause de politiques stéréotypées de “réduction des effectifs” des entreprises industrielles publiques et ensuite la disparition d'entreprises privées, en croissance, qui ont investi et se sont retrouvées avec des plans de trésorerie intenables, du fait de dévaluations brutales qui ne pouvaient pas être été anticipées. Imaginez que Cosider devait disparaître dans cette bourrasque et qu'elle n'a dû sa sauvegarde qu'à la prise de participation d'une banque publique dans son capital. Moyennant quoi, Cosider réalise aujourd'hui une part significative du plan de charge national en matière de BTPH, y compris la pose complexe d'un pipeline d'eau de grand débit dans les gorges d'Arak au nord de Tamanrasset. Aussi, sans vouloir généraliser, on aurait pu sauver d'autres entreprises publiques et privées, entreprises qui, aujourd'hui, sont remplacées par des moyens extérieurs. C'est malheureusement cela la réalité du terrain. Aucune idéologie ne pourrait masquer ces faits. Quels sont les faits marquants de la phase dite libérale, avec ses hauts et ses bas, dans le domaine de la gestion de la dette, des inégalités sociales, de la lutte contre les pratiques de la corruption, la correction des erreurs de gouvernance ? ll Je crois, pour ma part, qu'il faut segmenter en deux périodes ce que vous appeler “la phase dite libérale”.Une première phase qui commence avec la crise financière de 1986 et qui s'achève avec la sortie du plan d'ajustement structurel et la reprise à la hausse des cours pétroliers, disons 1999 ou 2000. Pendant cette période, nos marges de manœuvre étaient faibles. On a, en vérité, ouvert tout ce qui pouvait être ouvert selon le schéma classique des programmes d'ajustement structurel dans une période marquée par ailleurs par un terrorisme qui s'est attaqué aux élites, à la population mais aussi aux infrastructures. Mais rien ne nous obligeait à procéder en 2001, à des désarmements tarifaires que personne du reste ne nous demandait et en tout cas sans contrepartie. C'est un des effets négatifs d'une idéologie néolibérale contestable quant à son efficacité sur le terrain. Ceci dit, le désendettement a commencé avec la deuxième période “libérale”, à partir des années 2000, et cela a été une excellente chose avec en plus la mise en place du Fonds de régulation des recettes (FRR). Quant à la corruption et aux erreurs de gouvernance dont vous parlez, elles renvoient, pour une part, à une transparence insuffisante des pratiques économiques et à la faiblesse des instruments de gestion, de régulation, de suivi et d'observation particulièrement inadaptés à l'effort d'investissement inédit de la première décennie 2000. Vous oubliez cependant de parler de la persistance de rentes de toute nature et de leur captation qui sont une forme de corruption dont on ne mesure pas assez l'effet d'éviction sur l'économie productive. Malgré les déboires, l'Algérie est classée comme pays émergent. Est-ce que vous estimez que l'économie algérienne s'est mise sur de bons rails, notamment en matière de politique énergétique ? ll Pays émergent oui, si l'on se réfère à un certain nombre d'indicateurs. D'abord, les indicateurs de développement humain, publiés dans le dernier rapport sur le développement humain du PNUD, placent l'Algérie dans le club restreint des pays qui ont réalisé en quelques décennies depuis l'indépendance le bond le plus important. Ensuite, le pays dispose d'un cadre macroéconomique robuste : maîtrise de l'inflation en comparaison avec d'autres pays exportateurs d'hydrocarbures (Iran, Russie, pays du Golfe), réserves de change importantes en dépit d'une population de 35 millions d'habitants. Enfin, un pays, neuvième pays de la planète en superficie, qui est en passe de régler ses grands problèmes d'aménagement du territoire, d'infrastructures (routes, rails,) et d'utilités (eau, électrification, gaz, etc.). C'est cet effort, engagé depuis l'indépendance, avec des étapes de pause et d'accélération, qui porte à présent ses fruits. Ceci dit, d'importants retards persistent dans l'économie réelle, notamment dans l'industrie.Mais c'est dans la conduite de la politique énergétique par les différents pouvoirs qui se sont succédé depuis l'indépendance que j'observe la plus grande continuité et cohérence. Depuis son indépendance à nos jours, l'Algérie a vu son secteur des hydrocarbures traverser, de façon alternée, des périodes fastes et des périodes de crise qui ont induit des évolutions et des ruptures du système institutionnel le gouvernant. La mauvaise nouvelle est que le passage de l'économie administrée vers l'économie de marché n'a pas changé la tendance lourde de l'économie algérienne qui demeure structurellement non diversifiée et financée pour les deux tiers par la fiscalité pétrolière. S'agissant de la politique énergétique actuelle, des ajustements en matière d'énergie carbonée sont à faire : révision inévitable de la loi sur les hydrocarbures qui, dans un environnement concurrentiel, est insuffisamment attractive en particulier si l'on s'oriente aussi vers l'exploitation des gaz de schistes ; mise en œuvre d'un modèle de consommation énergétique plus sobre. S'agissant des énergies renouvelables, les lignes ont bougé dans la bonne direction avec l'adoption d'un programme de long terme en la matière. L'Algérie qui cherche son autonomie au plan économique semble toujours isolée et vulnérable face à l'Europe et au grand ensemble, vu l'absence d'intégration régionale. Comment estimez-vous son positionnement aux plans africain, arabe et maghrébin pour assurer ses arrières-gardes et ses zones d'influence ? ll Vous abordez la question du positionnement géostratégique et géopolitique de l'Algérie. Mais pour bien cerner cette problématique, il faut l'inscrire dans les évolutions à moyen et long termes au plan mondial et pas seulement au niveau européen, arabe et africain. En 2020, selon Euromonitor International, la moitié des 10 premières économies mondiales seront celles de pays émergents : Chine, Inde, Russie, Brésil, Mexique. La première économie mondiale sera celle de la Chine devant respectivement les Etats-Unis et l'Inde. Dans ce nouveau contexte géoéconomique, les rapports de force géopolitiques vont forcément bouger en faveur des autres pays émergents dont l'Algérie qui disposent par ailleurs d'autres atouts. L'Algérie, pays africain le plus étendu, est à la fois la porte de l'Afrique pour l'Europe et la porte de l'Europe pour un continent africain en croissance accélérée. L'Algérie est, malgré des retards de toute nature, la deuxième ou troisième économie africaine. Aussi, son potentiel d'influence régionale sera d'autant plus à prendre en compte que l'Union européenne (UE), premier ensemble économique mondial, a déjà et aura de plus en plus des problèmes sérieux d'énergie, de démographie, d'endettement mais aussi de sécurité. Leur traitement passe, pour une grand part, par la coopération avec l'Algérie. Une coopération stratégique avec l'UE, sur la base d'avantages réciproques, sans être exclusive, sera bénéfique pour les deux parties, comme elle l'est actuellement dans le domaine de l'énergie. Ceci étant, il faut relever que notre deuxième partenaire commercial est la Chine et les Etats-Unis sont notre premier client, ce qui relativise considérablement ce que vous appelez l'isolement et la vulnérabilité vis-à-vis de l'Europe. Quant à l'intégration maghrébine pour souhaitable qu'elle soit, elle reste tributaire d'autres facteurs d'ordre politique et structurel non résolus. On aura l'occasion d'en reparler. Quelles sont les chances du décollage de l'Algérie en tant que pays émergent ? ll Je crois que la phase de décollage est passée, c'est la montée en vitesse de croisière dont il est question. L'Algérie fait déjà partie du club des quatre pays africains émergents les plus développés appelé SANE (Afrique du Sud, Algérie, Nigeria, Egypte). Mais ne crions pas victoire car le scénario d'un nouveau paradigme de croissance forte et durable qui s'affranchit totalement du syndrome hollandais et liquide les rentes au profit de l'effort productif hors hydrocarbures est encore virtuel pour une grande partie. La mise en œuvre de ce scénario souhaitable implique un passage obligé et a un coût politique. Le passage obligé est la gestion transparente et optimale des ressources rares (hydrocarbures, eau, ressources financières et territoires) et l'émergence d'une classe d'entrepreneurs. Le coût politique est qu'il faudra assumer deux pressions majeures en direction des différents groupes sociaux concernés : ceux bénéficiant de rentes diverses dont il faudra assécher progressivement les canaux de transfert et les larges couches populaires, y compris les salariés, dont il faudra certes ajuster les salaires et les revenus sans pour autant les bercer de l'illusion d'une abondance factice et durable, source de gaspillages de toute nature. Mais cela ne peut se faire sans l'existence d'institutions légitimes et démocratiques. C'est pour moi tout l'enjeu des réformes politiques actuelles. S. M.